samedi 19 janvier 2008

loran le loup par corbak


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2 commentaires:

Anonyme a dit…

ELECTRE DE SOPOCLE

PROLOGUE



Entrent Pylade, Oreste et le Précepteur





LE PRÉCEPTEUR

Fils de celui qui fut jadis chef devant Troie,

Te voilà parvenu au cœur de ce pays,

Celui que tu voulais ardemment retrouver.

Voici l'antique Argos, ton vœu, ta nostalgie,

Ce domaine sacré de l'enfant d'Inachos,

Taraudé par le taon ; Oreste, vois là-bas,

C'est le parvis lycien, dédié au dieu tueur

De loups ; plus loin voici l'Héraion, ce grand temple.

Nous arrivons enfin dans Mycènes dorée :

Vois s'élever, sanglant, le palais De Pélops,

Où jadis, aussitôt le meurtre de ton père,

Ta jeune et douce sœur te confia à mes soins :

Je t'ai pris, emporté, gardé jusqu'à cet âge,

Afin que soit vengé ton père assassiné.

En ce jour, cher Oreste, et toi aussi Pylade,

Hôte charmant, il faut décider sur-le-champ

Et agir. Vois, l'éclat radieux du soleil

Inspire les chansons d'aurore des oiseaux,

Et le calme nocturne, étoilé, se dissipe.

Avant qu'âme qui vive ait quitté le palais,

Soyez unis tous deux car en un tel moment,

À cette extrémité, nul ne peut se laisser

Étreindre par le doute : il est grand temps d'agir !



ORESTE

Ô toi, qui m'es si cher parmi mes serviteurs,

Quels nobles sentiments tu montres à mon cœur.

Comme un cheval racé, qui, malgré la vieillesse,

Ne perd jamais courage au milieu du danger

Et dresse son oreille, ainsi me pousses-tu

À agir avec toi ! Je vais donc t'éclairer

Sur mon plan : je te prie d'écouter mes paroles,

Et s'il advient que je m'écarte quelque peu,

Aussitôt remets-moi sur un meilleur chemin.

Je suis allé auprès de l'oracle delphique

Pour demander comment assouvir ma vengeance

Contre les meurtriers de mon père : et voici

Ce que m'a dit Phébos, des mots que je te livre

Sans tarder : « Il me faut, sans user de l'épée,

Sans une seule armée, par feinte et tromperie,

Mettre à mort de sang-froid, car telle est la justice. »

Voici l'ordre formel ! De ce fait, prends prétexte

D'entrer dans le palais, sache ce qui s'y passe,

Et rapporte-le nous. Tu es vieux, et le temps

A passé et l'on ne te reconnaîtra pas ;

Tu es hors de soupçon, toi qui es si chenu.

Valorise avant tout le conte que voici :

Tu es un étranger de Phocée, émissaire

De Phanotée, le plus fameux de leurs alliés.

Avoue- leur sous serment qu'Oreste a trépassé,

Victime du destin, qu'il est tombé d'un char

Au milieu d'une course, au cours des jeux pythiques.

Que cela soit bien clair. Quant à moi, je m'en vais,

Comme il est rituel, m'incliner sur la tombe

De mon père, et offrir quelques libations ;

Je lui ferai aussi le don de ces cheveux.

Puis, je retournerai ici, avec en mains,

L'urne d'airain, dont tu sais que je l'ai cachée

Sous un taillis : alors, nous pourrons les berner

Par un mensonge doux pour eux : je leur dirai

Que mon corps est détruit et qu'il n'est plus que cendre.

Que puis-je redouter d'une mort inventée,

Puisque, toujours en vie, je gagnerai la gloire ?

Non, on ne doit jamais taire les arguments

Qui sont d'un bon profit ; et j'ai vu bien des sages

Que l'on croyait morts, qui, une fois reparus,

Ont conquis grâce à eux un prestige innommable.

Moi aussi, c'est certain, après cette nouvelle,

Je serais éclatant face à mes ennemis.

Ô sol de mes aïeux, ô dieux de ma patrie,

Permettez, je vous prie, le succès de mon plan.

Toi aussi, ô maison paternelle où je vais

Me purifier en tant que justicier divin ;

Faites que je ne sois point renvoyé de ces lieux,

Que je puisse reprendre enfin ce qui est mien,

Et retrouver mon rang. Mais j'ai assez parlé.

C'est à toi, ô vieillard, de partir et de faire

Ce qui est convenu. Poursuivons notre route,

Tel est le vœu profond, celui d'Occasion,

Souveraine avertie des actions humaines.



ÉLECTRE

Je suis bien malheureuse !



LE PRÉCEPTEUR

J'ai l'impression d'entendre

À la porte le cri étouffé d'une esclave.



ORESTE

Mais ne serait-ce pas la malheureuse Électre ?

Restons un peu, veux-tu, pour écouter sa plainte.



LE PRÉCEPTEUR

Non. Ce qu'il faut d'abord, c'est obéir aux ordres

De Loxias. Commençons par offrir à ton père

Des libations, car telle est la garantie

Du triomphe final de nos plans glorieux.



Ils partent, Oreste et Pylade d'un côté, le Précepteur de l'autre. Électre sort du palais.



ÉLECTRE

Ô Lumière sacrée,

Toi, air embrassant la terre

Tant de fois vous avez entendu mes cris,

Vous m'avez vue frapper

Ma poitrine sanglante,

À l'heure où s'esquive la ténébreuse nuit.

Quant à mes longues insomnies,

Ma couche seule les connaît,

Elle, ma confidente en ce palais atroce,

Oui, cette couche qui voit aussi tous les sanglots

Que je verse sur mon malheureux père,

Lui que la Mort, quand il combattait les Barbares,

N'a jamais ensanglanté ;

Non, c'est ma mère et son favori, Égisthe,

Qui, d'un coup de hache, ont fracassé son crâne,

Pareil à des bûcherons abattant un chêne.

Dire que nul au monde, si ce n'est moi-même,

Ne crie sa rage d'un trépas si infâme et si injuste.

Moi, je ne cesserai pas

De pleurer, de gémir dans des cris affreux,

Tant que je verrai luire l'éclat des astres

Et les flèches du jour.

Comme le rossignol devant son nid détruit,

Je gémirai sans cesse d'une voix retentissante

Au seuil du palais paternel.

Ô maison d'Hadès et de Perséphone,

Ô Hermès souterrain, Ô Malédiction,

Et vous, Érinyes, effrayantes filles des dieux,

Dont la prunelle épie les crimes monstrueux,

Les actes vils commis au sein des foyers,

Venez, assistez-moi, et vengez

Le meurtre de mon père,

Ramenez-moi mon frère.

Ma souffrance est si pesante

Que moi seule, je ne suis qu'impuissance...







PARODOS





CHŒUR

Ô enfant, ô Électre,

Toi qui fus engendrée par une mère infâme,

Pourquoi, d'une voix inlassable,

Par des sanglots à n'en plus finir,

Parler du piège impie

Où fut abattu perfidement Agamemnon,

Cette lâcheté. Ah ! que périsse le criminel,

Si mon propos n'est point sacrilège.





ÉLECTRE

Filles de noble race,

Vous venez consoler ma peine,

Je le sais, je le devine.

Mais je ne faillirai pas,

Car je me dois de pleurer sur mon pauvre père.

Ô vous, tendres amies,

Vous qui m'êtes si dévouées,

Laissez-moi à ma folie,

Je vous en supplie !



CHŒUR

Jamais du fond du marais infernal,

Où tous nous pénètrerons,

Tes prières et tes cris

Ne rendront la vie à ton père !

À te laisser miner par un deuil sacrilège,

En des plaintes sempiternelles,

N'attends pas la fin de tes maux.

Mais pourquoi donc te complais-tu dans la douleur ?



ÉLECTRE

Il faut être léger pour livrer à l'oubli

Des parents qu'un drame atroce vous a ravis.

Mon cœur s'accommode si bien

De la complainte désespérée, « Itys, Itys »,

De l'oiseau triste, messager de Zeus.

Ô reine inconsolée,

Niobé, je te loue comme une déesse,

Toi qui,ensevelie sous un habit de pierre,

Te désoles sans cesse.





CHŒUR

Ma fille, tu n'es pas seule en ce monde

À éprouver les affres du chagrin.

Et tu te laisses trop ravager par lui.

Regarde ceux de ton lignage et de ton sang,

Vois Chrysothémis,

Vois Iphaniassa : elles savent vivre,elles !

Pense aussi à lui,

À cet être point mortifié, jeune et heureux,

Et qui de Mycènes la glorieuse

Sera l'hôte bienvenu,

Dès que Zeus, dans sa grande mansuétude,

Permettra son retour,

Oreste.



ÉLECTRE

Je vis dans son attente, malheureuse,

Sans époux, sans enfant !

Je suis engloutie par les larmes,

Harcelée par le cortège incessant des tourments.

Et lui, ne sait plus tout ce que j'ai fait pour lui.

Ce que j'apprends à son sujet n'est qu'insignifiance.

Il « voudrait », tel est son vœu,

Mais il ne vient pas...







CHŒUR

Courage, mon enfant, courage !

Dans le ciel trône le grand Zeus :

Il voit tout et régit tout.

Adresse-lui ta rancune implacable,

Et ne poursuis pas ainsi

Tes ennemis d'une haine tenace,

Même s'il ne faut rien oublier.

Vois-tu, le temps est un dieu compatissant...

Après tout, celui qui habite là-bas,

Aux rives de Crisa, ces riches pâturages,

Le fils d'Agamemnon,

Est loin sans doute d'abdiquer sa mission,

Tout comme le dieu qui règne

Sur le triste Achéron.





ÉLECTRE

Hélas ! j'ai espéré en vain

Et j'ai vu se dérober

Mes jours les plus charmants.

Et je me ronge ici, orpheline,

Sans un parent se dressant pour défendre ma cause.

Voyez : je fais la servante au palais de mes pères,

Allant autour des tables

Perpétuellement vides.



CHŒUR

Ah ! ce cri effroyable à l'heure du retour,

Ce cri qui retentit du lit de ton père,

Lorsque, soudain, la hache au tranchant de bronze

S'abattit de plein fouet sur son front !

La Trahison trama, l'Amour exécuta :

Oui, tous deux ont engendré

Cet acte monstrueux, et qu'importe que le bras armé

Ait été le ciel ou un mortel !





ÉLECTRE

Ah ! ce jour-là fut le plus pernicieux

Qu'il me fut donné de voir resplendir.

Cette nuit... horreur indicible

De ce banquet affreux,

Lorsque mon père fut supplicié,

ô infamie ! par les mains

De ces deux mécréants, eux qui, dans le même temps,

M'ont anéantie !

Puisse le dieu omnipotent de l'Olympe

Leur prodiguer de semblables tourments !

Que jamais ils ne puissent goûter la moindre joie

Après avoir perpétré une telle abomination.



CHŒUR

Reprends-toi, cesse tes alarmes !

Ne vois-tu pas sur quelle voie

Tu dérives en te livrant au vertige

De ce deuil effroyable ?

Tu ne fais qu'aggraver tes maux

En faisant naître par ton humeur sombre

Des heurts sans fin. Et contre les puissants,

Tout affront est voué à l'échec.



ÉLECTRE

Cette horreur, oui, cette horreur m'y contraint.

Je le sais, la violence est en moi,

Mais face à tant d'atrocités,

Tant que je vivrai,

Je n'apaiserai point mes plaintes irraisonnées.

Ô filles aimées, qui va croire

- À moins qu'il ne soit fou - que je sois disposée

À me laisser enfin consoler ?

Non, fi de vos bienveillants conseils !

Mon malheur est incurable,

La chose est entendue,

Et mon chagrin est intarissable.



CHŒUR

C'est une amie qui te parle,

Comme le ferait une mère,

Et qui t'enjoint de ne pas ajouter

Désastres sur désastres.



ÉLECTRE

Mais ma misère est-elle encore mesurable ?

Voyons ! Négliger les morts est-il juste ?

Ce principe aurait-il cours chez certains mortels ?

Non, je le réfute. Et si je suis encore digne,

Que le Ciel me garde de subsister

La paix au cœur auprès de ces gens.

Ce serait une offense à mon père

Que de refouler ainsi l'élan de mes sanglots.

Si ce malheureux mort devait rester couché,

Simple cendre et réduit au néant,

Sans que les assassins n'expient dans le sang,

Juste châtiment, alors l'honneur et la piété

Déserteraient ce monde.









ÉPISODE 1





LE CORYPHÉE

Mon enfant, si je suis là, c'est pour ton bien,

Autant que pour le mien. Mais si je parle mal,

C'est toi qui gagneras et nous, nous te suivrons.



ÉLECTRE

Femmes, j'ai un peu honte à penser que mes larmes

Font que vous me preniez pour un être intraitable.

Mais les circonstances dictent mon attitude.

Pardonnez-moi. Mais une femme de ma race,

Devant son père meurtri, ne pouvait-elle pas

Agir ainsi, quand nuit et jour, ces vils tracas

Ne cessent de s'accroître et ne diminuent point ?

Tout d'abord, ma mère, celle qui m'engendra,

Femme pour qui je voue une haine implacable.

Ensuite, cette vie dans mon propre palais,

Cette promiscuité avec les assassins

De mon père : je suis sous leur coupe, et c'est d'eux

Que l'on m'octroie - ou alors que l'on me refuse -

Chaque chose. Et puis, imagine un peu mes jours,

Obligée de voir Égisthe assis sur le trône

De mon père, arborant les habits qu'il portait,

Et jetant au lieu même où il commit le meurtre

Des libations. Enfin, suprême impudence,

Voir ce meurtrier dans le lit de sa victime,

Aux côtés de ma mère, enfin, s'il m'est permis

D'appeler ainsi la créature qui couche

Avec lui. Ah ! de sa part, quelle indignité

Que de vivre auprès d'un être si répugnant,

Sans craindre l'Érinye ! À vrai dire, elle exulte

À l'idée de son acte, au point qu'elle a choisi

Le jour où, par la ruse, elle égorgea mon père,

Pour que dansent les chœurs, et pour sacrifier

Des victimes aux dieux sauveurs. À ce spectacle,

Au fond de mon palais, je m'effondre en sanglots,

Et je hurle d'horreur à cette fête ignoble,

Ce festin dénommé « Festin d'Agamemnon ».

Or dans ma solitude, je ne puis même pas

Épancher ma douleur comme je le voudrais.

Car il est près de moi une femme qui croit

Être majestueuse et qui, en fait, rugit

Et m'injurie ainsi : « Maudite créature,

Tout le monde a perdu son père ; et tu serais

La seule à vivre un deuil ici-bas ? Ah ! meurs donc

De la pire manière et que les Infernaux

Ne consentent jamais à te laisser en paix ! »

Voilà comme elle m'insulte ! Mais qu'elle apprenne

Qu'Oreste est de retour, et sa rage est terrible,

Au point qu'elle me crie : « Tout cela vient de toi !

C'est ton œuvre ! Ne nie pas ! C'est toi, ô perfide,

Qui m'a ôté Oreste des mains. Mais sois sûre

Que tu paieras ton ignominie au prix fort. »

C'est ainsi qu'elle vocifère, et son bellâtre

L'attise constamment, lui, ce modèle parfait

De veulerie et de cruauté, qui ne peut

Combattre que dans la compagnie des femmes.

Et moi, qui voudrais tant qu'Oreste me revienne,

Pour effacer cela, je me morfonds d'ennui.

À force de tarder, mes espoirs de jadis,

Comme ceux d'aujourd'hui, sont bel et bien rompus.

Aussi, amies, comment puis-je être raisonnable,

Être respectueuse ? Oui, quand le mal vous serre,

On est forcé d'avoir les plus sombres visées.







LE CORYPHÉE

Mais Égisthe est-il là pendant que tu me parles ?

Ou n'est-il plus entre les murs de ce palais ?



ÉLECTRE

Bien sûr ! Car s'il était près d'ici, sois certain

Que je fuirai ce seuil. Il est parti aux champs.





LE CORYPHÉE

Je me sens donc à l'aise pour m'entretenir

Avec toi, puisque, selon toi, tel est le cas.



ÉLECTRE

Il n'est plus dans ces lieux, parle-moi librement.





LE CORYPHÉE

Bon, voici ma demande : il s'agit de ton frère :

Va-t-il venir ? Retarde-t-il encore, dis !



ÉLECTRE

Il me promet son retour mais il n'en fait rien.



LE CORYPHÉE

On hésite toujours avant une prouesse.





ÉLECTRE

Oui, mais moi, je n'ai pas tardé pour le sauver.



LE CORYPHÉE

Ne crains rien, son noble sang vous secourra tous.



ÉLECTRE

J'ai confiance, sinon, je serais déjà morte.





LE CORYPHEE

Silence ! Du palais vient de sortir ta sœur,

Issue du même père et de la même mère,

Chrysothémis. Elle apporte les offrandes

Destinées, c'est l'usage, à ceux qui ne sont plus.



Chrysothémis sort du palais, portant dans les mains des objets du culte funéraire.









CHRYSOTHÉMIS

Mais quelles sont, ma sœur, ces paroles hurlées

Devant le vestibule ? Ah ! le temps passe, et rien

Ne change en toi, qui te complais dans les fureurs.

Moi aussi, je sais bien qu'une telle existence

Est odieuse et que, si j'en avais la force,

Je leur débiterai ce que je pense d'eux.

Mais en cas de tempête, il faut plier les voiles

Et ne pas révéler un esprit résistant

Si l'on est impuissant. Ma sœur, tu devrais faire

Comme moi. Oui, c'est vrai, ma parole est moins pure

Que la tienne, biens sûr... La Justice est chez toi.

Mais la vraie liberté, c'est de céder aux forts.



ÉLECTRE

C'est affreux de te voir, toi fille d'un tel père,

Oublier ce père et n'écouter que ta mère.

Car tout ton bavardage est le fruit de sa bouche :

Rien de ce que tu dis n'est vraiment de ton cru.

Or il te faut choisir : oublier la raison,

Ou, alors par prudence, évacuer les tiens

De ta pensée. Tu viens de me dire à l'instant

Qu'avec quelque vigueur, tu cracherais ta haine

Sur ces individus. Et moi, dont le désir

Est la vengeance, eh bien, tu me dénies d'un coup

L'action ! Au malheur se joint la lâcheté.

Explique-moi pourquoi ce serait tout profit

De mettre fin à ma lourde et terrible détresse ?

Car, après tout, je suis vivante ! Je vis mal,

Mais cela me suffit ; eux, je les terrorise,

Ce qui est ma façon d'honorer le défunt,

Si vraiment à l'endroit où il est, il s'en émeut.

Toi, ta haine n'existe en rien, sauf dans ta bouche !

En fait, tu te fourvoies avec les assassins

De ton père, une chose à mon avis honteuse,

Même si l'on m'offrait les dons appréciables

Dont tu t'enorgueillis. À toi, les plats gourmands,

Une vie de douceur. À moi, une pitance

Qui ne m'étouffe pas et me fait rester digne.

Qu'importe tes honneurs ! Je ne les cherche pas.

Avec un peu d'honneur, tu fuirais tout cela.

Alors que tu pourrais si bien revendiquer

Par ton père un grand nom, tu préfères de loin

Te lier à celui de ta mère. Il est clair

Que pour tous, tu trahis nos parents, nos amis.



LE CORYPHÉE

Maîtrise ta fureur, au nom de tous les dieux !

Ce propos serait bon, si toi, tu méditais

Sur ses bonnes raisons, et elle, sur les tiennes.



CHRYSOTHÉMIS

Femmes, je suis rompue à cette rhétorique,

Et je n'aurais jamais évoqué ce sujet

Si je n'avais eu vent qu'un mal va l'accabler,

Qui devrait abréger ses lamentations.



ÉLECTRE

Eh bien, dévoile-moi ce malheur : s'il est pire

Que le mien, dans ce cas, je ne dirai plus rien.



CHRYSOTHÉMIS

Je vais te relater ce que j'en sais. Voilà,

Si ta plainte perdure, ils ont l'intention

De te mettre en un lieu où, jamais plus, dès lors,

Tu ne contempleras la lumière des cieux :

Il veulent te murer dans quelque souterrain,

Loin d'ici. Tu pourras y chanter à ta guise

Tes sombres litanies. Réfléchis, et surtout,

Ne me reproche rien quand tout arrivera :

L'heure est enfin venue d'accepter la raison.



ÉLECTRE

C'est donc ainsi qu'ils ont statué sur mon sort ?



CHRYSOTHÉMIS

La chose est sûre dès qu'Égisthe sera là.



ÉLECTRE

Si ce n'est que cela, mais qu'il se hâte donc !



CHRYSOTHÉMIS

Démente que tu es ! Quel vœu nous as-tu fait ?



ÉLECTRE

Qu'il vienne à tout moment si tel est son projet !



CHRYSOTHÉMIS

C'est donc ta volonté ? La folie est en toi !



ÉLECTRE

Je ne demande qu'à vous fuir, et loin de tout.



CHRYSOTHÉMIS

Mais ta vie d'aujourd'hui, qu'en fais-tu entre nous !



ÉLECTRE

Belle vie, en effet ! Fascinante à souhait !



CHRYSOTHÉMIS

Elle le deviendrait avec de la jugeote.



ÉLECTRE

Ne va pas m'enseigner à trahir ceux que j'aime.



CHRYSOTHÉMIS

Je t'enseigne à céder aux gens qui nous dominent.



ÉLECTRE

Flatte si tu veux ! Moi, ce n'est pas ma façon.



CHRYSOTHÉMIS

Rien de très admirable à sombrer dans l'erreur.



ÉLECTRE

J'irai jusques au gouffre et vengerai mon père.



CHRYSOTHÉMIS

J'ai le sentiment que mon père nous pardonne.



ÉLECTRE

Il faut être bien vil pour souscrire à ces mots.



CHRYSOTHÉMIS

Tu ne m'écoutes pas ? Tu refuses mon aide ?



ÉLECTRE

Bien sûr, car aussi bas je ne suis pas tombée !



CHRYSOTHÉMIS

Eh bien, je me rends là où le devoir m'appelle.



ÉLECTRE

Où vas-tu ? Et pour qui portes-tu ces offrandes ?



CHRYSOTHÉMIS

Pour mon père : il s'agit d'un ordre de ma mère.



ÉLECTRE

Pour celui qu'elle hait le plus fort en ce monde ?



CHRYSOTHÉMIS

Dis-le jusqu'au bout, l'homme abattu tué de sa main.



ÉLECTRE

Qui lui a suggéré cette idée saugrenue ?



CHRYSOTHÉMIS

On m'a dit que la cause en est un cauchemar.



ÉLECTRE

Ô nos dieux familiaux, serez-vous nos alliés ?



CHRYSOTHÉMIS

Son effroi serait-il bienvenu selon toi ?



ÉLECTRE

Raconte-moi ce rêve et je te le dirai.



CHRYSOTHÉMIS

Je n'en sais que très peu : quelques détails, en fait !



ÉLECTRE

Livre-les toutefois. De bribes de paroles

Peuvent naître l'échec ou le succès des hommes.



CHRYSOTHÉMIS

Elle aurait vu surgir notre père à tous deux,

Un spectre... Il aurait pris et jeté au foyer

Le sceptre qu'il portait et qu'Égisthe détient

À ce jour. Et soudain, un rameau bourgeonnant

Aurait paru, immense, au point de rendre sombre

Le pays mycénien. Je tiens cela d'un homme

Présent au moment même où la reine exposait

Son rêve au dieu Hélios. Et je n'en sais pas plus,

Sinon que sa frayeur explique ma sortie.

Par les dieux paternels, je te prie de tout cœur

De ne pas te jeter au fond du précipice,

Par folie. Aujourd'hui, certes, tu me repousses,

Mais plus tard, je sais bien que tu me reviendras.





ÉLECTRE

Non, ma chérie, ce que tu as entre les mains,

Ne le dépose pas sur le tombeau : impie,

Sacrilège serait d'offrir à notre père

Ces dons, libations provenant d'une femme

Criminelle. Veux-tu me jeter ça au vent !

Enfouis-moi ces horreurs dans un trou très profond

Et que pas un seul brin n'effleure son tombeau.

Qu'à sa mort seulement elle retrouve intacte,

Son offrande ! Ô grands dieux, si elle n'était pas

En ce monde la plus vile des criminelles,

Jamais, ô grand jamais, elle n'aurait offert

Au pauvre Agamemnon ces offrandes infectes.

Réfléchis donc : crois-tu que le mort, sous sa stèle,

Va se pâmer de joie en recevant les dons

De celle qui souilla ignoblement son corps

Jusqu'à le mutiler, et essuya son sang

À ses cheveux ? Croit-elle expier simplement

Son forfait par cela ? La chose est impensable !

Jette-moi ça, te dis-je, et coupe quelques mèches

Sur ta tête. Tiens ! prends mes cheveux tout crasseux,

Et ma ceinture aussi qui n'est pas reluisante.

Enfin, prosterne-toi et prie avec ferveur :

Dis-lui de remonter du tréfonds de la terre,

Et de nous secourir contre les criminels ;

Qu'Oreste soit en vie pour que son bras vengeur

Massacre ces brigands, et que son pied s'acharne

Sur leur cadavre. Alors, nous pourrons honorer

Sa tombe en lui faisant des offrandes plus belles

Que celles-ci. C'est sûr, il a bien inspiré

Cet effroyable songe à sa femme perfide.

Ô sœur, active-toi à ta cause, à la mienne,

À celle d'un grand roi nous vénérons tant,

Qui repose au séjour infernal, notre père...



LE CORYPHÉE

Les propos qu'elle tient, sont, ma foi, fort pieux :

Amie, si la vertu t'étreint, il faut agir.



CHRYSOTHÉMIS

J'agirai ! Une chose empreinte de justice

Ne doit pas engendrer la controverse : il faut

L'appliquer. Je vais donc faire une tentative.

Mais pendant ce temps-là, amies, ne dites rien,

Car si jamais ma mère apprend ce que je fais,

Je n'ose imaginer ce que je deviendrais.



Chrysothémis sort.



STASIMON 1





CHŒUR

À moins que je ne m'égare

Dans la lecture des présages,

Si je ne suis point dénué de sagesse,

La Justice est en marche, triomphale.

Dans peu de temps, ô ma fille,

Elle va accourir.

Et je me sens déjà tout en confiance

Depuis qu'a été dévoilé ce rêve,

Douce effluve.

Il n'a rien oublié,

Ce grand roi des Hellènes,

Ton père, ni la hache d'airain à double tranchant

Qui atrocement l'assassina.

Bientôt, avec ses pieds d'airain

Et ses mains innombrables,

Surgira l'Érinye qui se niche

Au fond des embûches les plus glauques.

Quelle infamie, ces étreintes d'alcôve,

Et cet hymen souillé de sang,

Dont le désir a terrassé

Des amants monstrueux.

J'ai confiance :

Le présage qui se livre à nous

Fera verser à cette meurtrière

Et à son complice

Des flots de larmes amères.

Il n'est plus de prodiges,

Ni de songes prophétiques,

Si cette vision nocturne

Ne se réalise pas.

Ô course de chevaux

Mené par Pélops autrefois,

Tu fus la cause de malheurs sans nombre

Dans le royaume. Depuis que Myrtilos

Fut jeté dans les flots,

Après qu'on l'eût tiré de son char d'or

Avec une violence accrue,

Des souffrance infinies

Accablent ce palais, misérablement.















ÉPISODE II





CLYTEMNESTRE (à Électre)

Tiens, tu t'es échappée ! Toujours à tournoyer !

C'est vrai qu'Égisthe n'est pas là : ah ! lui, au moins,

Il savait t'empêcher d'insulter tes parents.

Lui absent, je suis le moindre de tes soucis.

Pourtant tu n'as cessé de crier à la foule

Que j'étais violente, un tyran absolu

Qui jetait son venin sur toi et tes amis.

Je ne t'outrage point, c'est faux ! Si je te parle

Avec rudesse, c'est parce que je t'entends

Vociférer toi-même en m'insultant.

Toujours à évoquer ton père, à répéter

Que je l'ai égorgé ! Bien sûr, je l'ai tué,

Je l'avoue sans détour. En fait, c'est la Justice

Qui l'a vaincu, plutôt que moi, et tu devrais

Te soumettre à sa loi si tu étais sensée.

Ce père dont la mort te rend inconsolable,

C'est lui qui, de tous les Grecs, eut l'outrecuidance

D'immoler à nos dieux ta propre sœur ! Ah ! lui,

Il n'a pas eu grand mal à la semer en moi,

Moi, qui ai tant souffert pour lui donner naissance.

Rappelle-moi ! Pour qui l'a-t-il sacrifiée ?

Tu me diras : pour les Argiens ? Bon, et alors ?

Ils n'avaient pas de le droit d'égorger mon enfant.

Il me l'a massacré pour sauver Ménélas,

Son frère. Pour cela, il l'a payé très cher !

Mais notre Ménélas n'avait-il pas deux fils ?

Et ne pouvait-il pas les immoler plutôt

Que ma fille ? En effet, leur père - leur mère aussi -

N'ont-il pas provoqué cette expédition ?

Hadès aurait-il eu l'irrépressible envie

De faire grand régal de ma progéniture

Plutôt que de la sienne ? Ou ce père odieux

N'avait-il que mépris pour ceux nés de son sang,

Leur préférant de loin les enfants de son frère ?

Pour un père, vraiment, quelle perversion !

C'est mon avis, tant pis si ce n'est le tien !

Ma chère disparue aurait, je crois, parler

Comme moi, si sa vie eut été poursuivie.

Je ne me repens pas de ce que j'ai commis.

Sans doute tu me crois vile et dénaturée ?

Aiguise ton bon sens avant de critiquer.



ÉLECTRE

Pour une fois, ne dis pas que je t'ai blessée,

Après ce long discours que j'ai dû essuyer.

Si cela ne t'ennuie, j'aimerais bien défendre

Mon cher père, sans pour autant trahir ma sœur.



CLYTEMNESTRE

Tu peux parler, voyons ! Si tu prenais toujours

Ce ton, nos entretiens seraient plus agréables.



ÉLECTRE

Je parle donc. Ainsi, tu dis avoir tué

Mon père. Un tel aveu suffit pour être infâme,

Que ton acte ait été juste ou non. J'ai la preuve

Qu'il a été injuste. Et si tu l'as commis,

C'est poussé par ce traître, aujourd'hui ton amant.

Demande à Artémis ce qu'elle châtiait

En retenant les vents qui règnent à Aulis ?

Je m'en vais t'éclairer : il serait indécent

Que ce soit elle qui t'informe. Un jour, dit-on,

Mon père, qui prenait du bon temps dans un bois

Sacré de la déesse aperçut une biche

Tachetée et cornue. Il l'abattit, mais eut

Des mots fort imprudents pour évoquer sa prise.

Artémis s'emporta, et voulut retenir

Les Achéens à Troie jusqu'à ce que mon père,

Pour réparer sa faute, immolât son enfant.

Telle est donc la raison de cette expiation,

Car, sans elle, l'armée fût restée immobile :

Bref ni prise de Troie, ni retour au pays.

Malgré sa résistance, il dut la mettre à mort.

Et Ménélas n'a rien à voir dans cette affaire.

Et même s'il avait agi pour Ménélas,

Etait-ce une raison valable pour l'abattre ?

Par quelle loi ! Prends garde ! En fondant ce talion

Pour punir les humains, ne crains-tu pas de faire

Ton malheur au final ? N'est-ce pas dangereux ?

Si ton principe est de tuer qui a tué,

Eh bien, allons-y, sois la première à mourir,

Au nom de la justice. Et fi de tes raisons !

Comment se fait-il que ta conduite, en ce jour,

Est ignoble, toi qui couches avec ce ladre,

Dont la main répugnante aida à mettre à mort

Mon père, lui qui t'a aussi fait des enfants ?

Ah ! dire que tu n'as que mépris à l'égard

De ceux du premier lit, ces fruits d'un juste hymen !

Comment approuver ça ! Et tu ferais ces choses

Pour venger ton enfant ? Horrible parmi toutes

Cette étrange façon de se justifier !

Coucher avec un gueux pour l'amour de sa fille,

Belle mentalité que voilà ! Mais pourquoi

Continuer encore à parler avec toi ?

Tu vas crier partout que j'insulte ma mère...

Toi, ma mère vraiment ? Non, je suis ton esclave,

Vu la vie sans attrait que je mène en ces lieux,

Vu les peines sans nom dont vous m'accablez, toi

Et ton affreux complice. Et notre pauvre Oreste,

Echappant à tes mains au bout de mille efforts,

Il use dans l'exil une vie éprouvante.

Tu m'accuses souvent de nourrir sa vengeance

Contre toi. Eh bien, oui, si j'en avais la force,

Je le ferais, bien sûr. Vas-y ! Clame en tous lieux

Que je suis fielleuse, irascible, impudente :

Si je suis ainsi, c'est que ton sang coule en moi.



LE CORYPHÉE

La colère lui sort de partout ; la Justice

N'est manifestement pas son souci premier.



CLYTEMNESTRE (au Coryphée)

Je suis d'une infinie bonté pour supporter

L'outrage qu'une fille ose faire à sa mère.

Oh ! elle est prête à tout sans l'ombre d'un scrupule.



ÉLECTRE

Non, j'ai honte de moi, malgré ce que tu penses.

Ma conduite déroge à mon âge, à mon sang,

Mais c'est ta cruauté qui, hélas, me contraint

À cette extrémité. Devant un tel modèle,

Force est de constater que la honte déteint.



CLYTEMNESTRE

Ah ! petite Insolente ! Ah ! sur mon caractère,

Sur mes actes, mes mots, tu es intarissable.



ÉLECTRE

Mon verbe sort de toi, oui, toi qui as commis

Des actes, qu'après tout, je ne fais que décrire.



CLYTEMNESTRE

Au nom de notre reine Artémis, je jure

Que tu paieras ces mots dès le retour d'Égisthe.



ÉLECTRE

Regarde-toi un peu ! La rage te déforme

Tu dis : «Exprime-toi ! », et tu n'écoutes pas.



CLYTEMNESTRE

Serais-je autorisée à faire un sacrifice

Sans ces criailleries que moi je t'ai permises.



ÉLECTRE

Oui, fais ton sacrifice, et cesse de t'en prendre

À ma langue : je vais rester silencieuse.



CLYTEMNESTRE (à sa suivante)

Eh bien, servante, vite, apporte notre offrande,

Ce panier regorgeant de fruits que je destine

Au maître de ce temple afin de m'apaiser.

Daigne entendre, ô Phébos, ma prière secrète,

Car ici, les regards hostiles sont nombreux,

Et il ne convient pas de tout te dévoiler

Quand cette fille est là. Hargneuse et venimeuse

Comme elle est, elle irait répandre des rumeurs

Partout dans la cité. Écoute donc à demi-mot.

Le songe si troublant que j'ai fait cette nuit,

Ô Seigneur de Lycie, s'il est de bon augure,

Fais qu'il se réalise, et, dans le cas contraire,

Qu'il retombe sur ceux qui désirent ma perte.

S'il est des ennemis qui complotent en vue

De me déposséder de mes trésors, alors,

Condamne leur projet. Puis donne-moi de vivre

Tranquille en ce palais, gardant ferme le sceptre

Des Atrides, heureuse auprès des gens qui m'aiment,

Auprès de mes enfants, ceux du moins que ma vue

Ne saisit pas d'horreur, ceux qui à mon égard

Ne restent pas amers. Ô Apollon Lycien,

Sois propice, sois bon, exauce tous mes vœux,

Tels qu'ils sont formulés. Le reste, je le tais :

Et comme tu es dieu, rien ne peut t'échapper.

Aux fils issus de Zeus, les yeux sont grands ouverts.



Le Précepteur entre.









LE PRÉCEPTEUR

Ô femmes, pourriez-vous me confirmer la chose ?

Ici se dresse bien la demeure d'Égisthe ?



LE CORYPHÉE

C'est exact, étranger : tu ne t'es pas trompé.



LE PRÉCEPTEUR (se tournant vers Clytemnestre)

Et je crois deviner que devant moi, se tient

Son épouse ? Son port royal est si flagrant.



LE CORYPHÉE

Oui, tout à fait ! C'est bien elle qui te fait face.



LE PRÉCEPTEUR

Reine, je te salue ! J'ai pour le roi et toi,

De la part d'un ami, d'agréables nouvelles.



CLYTEMNESTRE

Je consens à cela. Mais au fait, qui t'envoie ?



LE PRÉCEPTEUR

Phanotée de Phocide, et la chose est urgente !



CLYTEMNESTRE

De quoi s'agit-il donc ? Ce message émanant

D'un de nos alliés devrait être amical.



LE PRÉCEPTEUR

Je serai le plus bref possible : Oreste est mort.



ÉLECTRE

Le malheur me confond ! Tout est perdu pour moi !



CLYTEMNESTRE

Que dis-tu, étranger ? Ne t'occupe pas d'elle !



LE PRÉCEPTEUR

Oreste est mort ; je l'ai dit et je le répète.



ÉLECTRE

Ah ! quelle horreur pour moi ! Je suis anéantie !



CLYTEMNESTRE (à Électre)

Toi, ne te mêle pas de ces affaires-là !

(au précepteur) Toi étranger, dis-moi, comment a-t-il péri ?



LE PRÉCEPTEUR

Je vais tout t'expliquer, telle est ma mission.

Il était venu à Delphes pour concourir

Aux jeux qui font la gloire entière de l'Hellade.

Sitôt que le héraut, de sa voix si puissante,

Eût annoncé la course à pied - première épreuve -,

Il entra, magnifique, au point d'émerveiller

Le public. Puis la course affirma sa prestance,

Et il sortit vainqueur et le front couronné.

Ah ! comment relater en quelques pauvres phrases

Ses exploits triomphaux. Sache avant tout cela :

Il remporta le prix dans chaque discipline,

À la course, au pantathle. Il eut le privilège

D'être acclamé dès que son nom retentissait :

« C'est Oreste l'Argien, le fils d'Agamemnon,

Celui qui commanda la grande armée des Grecs. »

Voilà quels sont les faits. Mais lorsqu'un dieu, soudain,

Nous décoche ses traits, aucune force humaine

Ne peut lui résister. Le lendemain, à l'aube,

Allait se disputer l'épreuve de la course

Des chars. Et notre cher Oreste entra en lice

Avec d'autres cochers : l'un était d'Achaïe,

L'autre de Sparte, les deux autres de Libye,

Maîtres de l'attelage. Il était le cinquième,

Et il prit place avec des juments thessaliennes.

Le sixième venait d'Étolie aux cavales

Luisantes ; le septième, issu de Magnésie ;

Le huitième, un Énien, à la tempe blanchie ;

Le neuvième, un natif d'Athènes, la cité

Née des dieux. Pour finir, un char de Béotie,

Bref dix chars au départ. Tous étaient alignés

À l'endroit désigné au sort par les arbitres.

Au signal du clairon d'airain, tous s'élancèrent.

En criant, leurs chevaux tout à coup s'excitèrent.

Les rênes dans leurs mains se mirent à vibrer,

L'espace retentit du grondement des chars,

Et s'éleva soudain un grand vent de poussière.

Tous firent un usage aisé de l'aiguillon

Pour forcer les essieux et les chars hennissants,

Si bien que sur les dos, l'haleine chevaline

Écoulait son écume. Et Oreste, atteignant

La borne du virage, au bout de sa lancée,

L'effleurait du moyeu, donnant un peu de leste

À son cheval de droite, et contenant celui

De gauche, qui tournait. À ce moment, les chars

Étaient actifs. Et puis, très vite les chevaux

De l'Énien, à la fin du sixième passage,

S'énervèrent, au point d'être rétifs au mors :

Ils heurtèrent de front l'un des chars du Libyen.

Ce fut alors le choc de tous les véhicules

Réduits en un éclair à l'état de ferraille,

Par la faute d'un seul ! Et bientôt l'hippodrome

Fut jonché des débris de cette charrerie.

Pressentant le danger, le fin cocher d'Athènes

Se porta de côté, ralentit, contourna

Cette masse houleuse au milieu de la piste.

Dernier en course, Oreste. Il restait à la traîne,

Son but étant d'agir à la fin du parcours.

Ne voyant plus courir qu'un unique attelage,

Il fit siffler son fouet sur le dos des cavales

Fringantes, s'élança ; et chacun des deux chars

À tour de rôle étaient dépassés d'une tête.

Sans la moindre faiblesse, Oreste avait passé,

Chaque tour et tenait les rênes fermement.

Mais hélas, par mégarde, au virage, il lâcha

Légèrement la bride à son cheval de gauche :

Son char heurta la borne et brisa son essieu.

Il tomba à rebord, s'emmêla dans les rênes,

Enfin roula à terre, entraîné en tous sens

Par ses chevaux fougueux le long du champ de course.

L'assistance, témoin de la chute terrible,

Jeta un cri d'horreur, plaignant la destinée

Amère d'un garçon qui avait accompli

De si brillants exploits. Désormais son cadavre

Était traîné au sol, jambes dressés en l'air...

Non sans quelques efforts, les autres arrêtèrent

Les chevaux emballés, et purent dégager

Ce corps tout disloqué, quasi méconnaissable

À ses amis. Très vite, on le brûla sur un bûcher.

Lui, cet homme si fort n'est plus qu'une poussière

Que l'on a déposée dans une urne chétive,

Donnée aux Phocidiens. Ceux-ci vont l'apporter

En ces lieux pour qu'il ait sa tombe en sa patrie.

Tels sont les faits précis : les relater fut dur.

Mais le plus douloureux reste la vision

D'une mort lamentable entre toutes, je crois !



LE CORYPHÉE

Quel malheur ! La lignée des anciens souverains

Se trouve anéantie jusque dans sa racine.



CLYTEMNESTRE

Zeus ! Quel évènement ! Est-il heureux ? Affreux ? Il est utile en fait ! Mais je suis fort amère

À l'idée qu'un malheur permette ma survie.



LE PRÉCEPTEUR

Femme, pourquoi as-tu l'âme si abattue ?



CLYTEMNESTRE

Être mère vous brise ! On peut nous affliger,

Mais un cœur maternel ne hait point son enfant.



LE PRÉCEPTEUR

Visiblement, je suis venu ici pour rien.



CLYTEMNESTRE

Pour rien ? Sûrement pas ! Pourquoi dire « pour rien »,

Toi qui viens m'annoncer, des preuves à l'appui,

La mort de celui qui tenait sa vie de moi,

Et qui a déserté mon sein et ma tendresse

Pour s'exiler. Depuis, il ne m'a plus revue,

La raison en étant le meurtre de son père,

Présageant contre moi l'implacable vengeance,

Si bien que ni la nuit ni le jour, le sommeil

Ne me consolait plus, convaincue que le temps

Travaillait contre moi. Mais maintenant... Voici

Le jour où je respire, où je suis délivrée

De lui, mais aussi d'elle ! Oui, d'elle en premier lieu,

Qui me persécutait sous mon toit, sans répit,

Buvant mon sang, buvant ma vie. Dorénavant,

Elle est inoffensive, et je suis bien tranquille.



ÉLECTRE

Malheur à moi ! Je peux enfin t'offrir mes pleurs,

Oreste infortuné ! Dire que tu es mort

Et que ta mère t'insulte ! Et tout serait au mieux ?



CLYTEMNESTRE

Non, pas pour toi. Pour lui, la chose est pour le mieux.



ÉLECTRE

Écoute, ô Némésis ! Il vient de nous quitter !



CLYTEMNESTRE

Elle a bien écouté et réglé à merveille.



ÉLECTRE

Outrage à volonté ! Tu te pâmes de joie !



CLYTEMNESTRE

Bien sûr ! Et désormais, vous ne m'atteindrez point.



ÉLECTRE

Nous, nous sommes atteints, car pour toi, c'est exclu.



CLYTEMNESTRE

Ah ! je te dois beaucoup, étranger : grâce à toi,

C'en est bien terminé de sa langue assassine.



LE PRÉCEPTEUR

Je peux me retirer si tout semble parfait.



CLYTEMNESTRE

Non, non ! Te traiter ainsi ne serait pas digne

De moi, ni de l'ami dont tu es l'envoyé.

Entre ici sur-le-champ ! Et l'autre, laisse-la

Geindre dehors sur ses parents et ses amis.



Elle entre avec lui dans le palais.



ÉLECTRE

Compagnes, croyez-vous qu'elle soit aux alarmes ?

Qu'elle soit torturée de chagrin ? Qu'elle crie

Sa douleur sur un fils emporté par une mort

Odieuse ? Eh bien, non, elle part en riant !

Malheureuse je suis ! Mon Oreste adoré,

Ton trépas me détruit ! Tu t'en vas de ce monde,

Arrachant à mon cœur mon ultime espérance,

Celle de te revoir pour venger notre père,

Et ma douleur. Hélas, me voici toute seule

Sans toi et sans mon père... Il faut donc que je vive

Esclave en compagnie des êtres que j'exècre

Le plus sur cette terre, assassins de mon père !

Tout serait pour le mieux ? Ah non, pas question

De rentrer au palais ! Je vais rester devant

La porte, et, solitaire, attendre que ma vie

Pourrisse. Et si j'ennuie quelqu'un, qu'il me tue donc !

Ma vie est un martyre et je veux en finir.





KOMMOS





CHŒUR

Mais où est la foudre de Zeus ?

Où est l'éclat d'Hélios, cet Œil qui voit tout ?

Sur tout cela ne laissent-ils qu'une ombre épaisse ?







ÉLECTRE

Hélas ! Hélas !



CHŒUR

Ma fille, à quoi bon pleurer ?



ÉLECTRE

Hélas !



CHŒUR

Cesse de gémir !



ÉLECTRE

Tu brises mon cœur !



CHŒUR

Et Pourquoi ?



ÉLECTRE

Vouloir maintenir l'espérance,

Alors qu'il est clair que mon recours

Est descendu vers Hadès,

N'est-ce point piétiner sans vergogne ma douleur ?



CHŒUR

Il est un roi Amphiaraos

Qui, pour un collier d'or, fut jeté dans un piège

Par sa femme, et aujourd'hui, sous terre...



ÉLECTRE

Hélas ! Hélas !





CHŒUR

... il est en vie, il règne !



ÉLECTRE

Hélas !



CHŒUR

C'est le mot, car cette créature infâme...



ÉLECTRE

... fut vaincue par la mort !



CHŒUR

En effet !





ÉLECTRE

Je sais tout cela : un vengeur apparut

Sur le tombeau de cette âme affligée.

Mais moi, je n'ai personne : mon vengeur,

S'en est allé, emporté si loin.



CHŒUR

Tu es vouée au malheur.



ÉLECTRE

Depuis bien des saisons, j'ai pris l'habitude

De voir déferler sur moi

Le flot impétueux des abominations.



CHŒUR

Nous sommes les témoins de tes peines.





ÉLECTRE

Cesse de m'égarer ainsi,

Dès lors que désormais...



CHŒUR

Quoi donc ?



ÉLECTRE

... s'est dissipé l'espoir de voir mon frère

Venir à mon secours, lui, mon sang,

Le digne héritier d'une race royale.



CHŒUR

C'est le destin des hommes que de mourir.





ÉLECTRE

Quoi ! C'est le destin, en plein galop,

Que de s'empêtrer dans les rênes d'un char,

Comme cela arriva à ce malheureux ?



CHŒUR

C'est une effroyable catastrophe.



ÉLECTRE

Mort dans une contrée étrangère,

Loin de mes mains...



CHŒUR

Hélas !



ÉLECTRE

Son corps est noyé dans l'ombre :

Pas de sanglots, pas de sépulture,

Je ne lui ai rien donné.









ÉPISODE III





Chrysothémis arrive en courant.



CHRYSOTHÉMIS

Ah ! ma chérie, une joie sans pareille m'étreint ;

Je suis tout en émoi ! Et fi des convenances.

Je t'apporte un message heureux et qui se doit

De briser les tourments qui déchirent ton cœur.



ÉLECTRE

Mais comment pourrais-tu dénicher un remède

À des malheurs sans nom ? Rien ne peut les guérir.



CHRYSOTHÉMIS

Oreste est près de nous ! C'est vrai, il faut me croire :

C'est aveuglant, aussi vrai que tu me vois, moi !



ÉLECTRE

Tu délires, ma sœur ! Mais n'es-tu pas en train

De te moquer très fort de mes maux et des tiens ?



CHRYSOTHÉMIS

Par le nom paternel, oh non ! je ne ris point,

Je dis la vérité : Oreste est parmi nous !



ÉLECTRE

Misère ! qui a pu te mettre ça en tête,

Pour que tu sois si fort convaincue par la chose ?



CHRYSOTHÉMIS

Ma seule garantie est moi-même : j'ai vu

Des signes de mes yeux, signes indiscutables !



ÉLECTRE

Pauvrette, qu'as-tu vu pour être si crédule ?

Qu'as-tu vu pour avoir cette fièvre incurable ?



CHRYSOTHÉMIS

Écoute, par les dieux ! Je vais te raconter.

Ensuite, tu diras si je suis folle ou non.



ÉLECTRE

Eh bien, raconte-moi, puisque cela te chante.



CHRYSOTHÉMIS

Je vais te relater la chose que j'ai vue.

J'arrivais au sépulcre où notre père gît.

Je vis alors du lait qui s'écoulait du tertre,

Ainsi que mille fleurs enlacées en guirlandes

Sur le tombeau. Bien sûr, je n'en crus pas mes yeux.

Je regardai autour de moi pour vérifier

Si nulle âme qui vive était dans les parages.

Non, tout était tranquille, et je me faufilai

Au plus près du tombeau. C'est alors qu'au sommet

Du tertre, mon regard tomba sur une mèche

De cheveux fraîchement coupée ! À cette vue,

Des traits bien familiers me vinrent à l'esprit,

Les traits si vénérés d' Oreste : cette boucle,

Gage de son retour, je la pris en silence,

Religieusement, et m'effondrai en larmes.

À présent, comme alors, je suis plus que certaine

Que cette offrande est bel et bien venue de lui :

Qui d'autre peut en faire, à part toi ou moi-même ?

Or je n'ai rien donné, la chose est évidente,

Et toi non plus, d'ailleurs, toi qui ne peux quitter

Le palais sans avoir à souffrir mille morts.

Ma mère ? Oh non, je crois : ce n'est pas sa manière !

Quelle idée saugrenue d'agir à notre insu ?

Non, il s'agit, c'est sûr, d'un hommage d'Oreste.

Courage, ma chérie ! Les forces supérieures

Ne restent pas figées et changent de côté.

Autrefois, le destin était peu favorable,

Mais peut-être en ce jour, la joie va nous surprendre.



ÉLECTRE

Ah ! ton esprit chavire, et j'ai pitié de toi.



CHRYSOTHÉMIS

Tu n'es donc pas heureuse après ce que j'ai dit ?



ÉLECTRE

Tu ne sais plus bien où vont tes pas, ta raison.



CHRYSOTHÉMIS

Comment ! Je ne sais pas ce que j'ai vu vraiment ?



ÉLECTRE

Malheureuse, il est mort ! Eh non ! ce n'est pas lui

Qui nous sauvera ! Non, rien ne viendra de lui.



CHRYSOTHÉMIS

Quel malheur me surprend ! Qui t'a appris cela ?



ÉLECTRE

Un homme m'a décrit les causes de sa mort.



CHRYSOTHÉMIS

Où est-il, ce quidam ? Je suis saisie d'effroi.



ÉLECTRE

Au palais, où ma mère est à ses petits soins.



CHRYSOTHÉMIS

Ah ! quel malheur s'abat sur moi ! De qui proviennent

Les offrandes couvrant le tombeau paternel ?



ÉLECTRE

Selon moi, on les a déposées en mémoire

Du mort, qui ne serait autre que notre Oreste.



CHRYSOTHÉMIS

Fatalité ! Et moi qui, débordant de joie,

N'avait que cette idée : dire cette nouvelle.

Je n'avais pas eu vent du désastre. J'arrive,

Découvrant de nouveaux malheurs à ceux d'hier.



ÉLECTRE

Ce n'est qu'un point de vue, le tien. Si tu m'écoutes,

Le poids de nos malheurs pourrait bien s'apaiser.



CHRYSOTHÉMIS

Aurais-je le devoir de rendre vie aux morts ?



ÉLECTRE

Je n'ai pas dit cela, je ne suis pas si folle.



CHRYSOTHÉMIS

Que puis-je faire qui soit de ma compétence ?



ÉLECTRE

Ose réaliser ce que je prescrirai.



CHRYSOTHÉMIS

Si la chose est utile, alors, je suis d'accord.



ÉLECTRE

Prends garde toutefois : on n'obtient rien sans peine.



CHRYSOTHÉMIS

Sois-en sûre, ô ma sœur, mes forces sont le tiennes.



ÉLECTRE

Tends l'oreille, je vais te dire mes desseins.

Tu ne le sais que trop, nous n'avons plus d'amis :

Hadès les a fauchés et nous a laissées seules.

Moi, tant que j'entendais dire que notre frère

Était en vie, j'avais l'espoir qu'il vengerait

Le mort de notre père. Or il n'est plus ! Aussi,

Je regarde vers toi : aidée par moi, celui

Qui tua notre père aura le même sort.

Oui, Égisthe mourra, pas d'hésitation !

Je t'ai tout dit, je n'ai plus rien à te cacher.

Tu as assez dormi ! Et pour quel maigre gain !

Crois-tu qu'ainsi l'espoir est au bout du chemin ?

Tu n'as plus qu'à gémir sur ta splendeur d'antan ;

Ton seul bien maintenant est de vieillir, très seule,

Sans une nuit d'amour, sans hymen ! Ces plaisirs,

Ne pense pas qu'Égisthe ait la naïveté

De te les accorder, car il redoute fort

Que de toi, que de moi aussi, naisse une race

Qui ne serait bientôt qu'hostilité pour lui.

Mais si toi, tu consens à me suivre, alors, sache

Que dans son souterrain, ton père appréciera

Ta piété, ton frère aussi ; tu seras libre

De disposer des biens conférés par ton sang ;

Tu pourras te lier à un digne parti,

Et notre renommée sera belle entre toutes.

Citoyens, étrangers poseront sur nos têtes

D'élogieux lauriers, on parlera de nous

En ces termes : « Voyez, mes amis, ces deux sœurs,

Elles ont redoré la maison de leur père.

Alors que le succès leur paraissait acquis,

Elles ont fait payer aux pires mécréants

Le prix du sang, et ce, au mépris de leur vie.

Dans nos fêtes, dans nos rassemblements civiques

Nous devons honorer leur virile énergie. »

Voilà ce qu'on dira de nous sur cette terre.

Dans la vie, dans la mort, notre gloire sera

Intacte. Ma chérie, écoute-moi, agis

Pour venger notre père, et pour venger aussi

Notre frère. Oui, agis sans relâche et mets fin

À mes tourments, aux tiens, apprends qu'il est ignoble

Pour des âmes bien nées de vivre dans la fange.



LE CORYPHÉE

Dans un pareil débat, celui qui s'entretient

Ou celui qui écoute ont devoir de prudence.



CHRYSOTHÉMIS

Amies, si son esprit n'était pas défaillant,

Elle aurait révélé un peu plus de raison

Avant que de parler : cela n'a pas eu lieu.

Mais que t'arrive-il pour avoir tant d'audace,

Et m'enrôler dans ton projet ? Regarde-toi,

Tu es femme, voyons, pas homme ! Et donc ton bras

N'est pas assez puissant contre nos ennemis.

Tous deux sont aujourd'hui comblés par la fortune ;

Nous allons à vau-l'eau, au-devant du désastre.

Et comment vaincrons-nous un homme tel qu'Égisthe,

Sans subir par la suite, et malheurs et trépas ?

Oui, certes, nous menons une vie lamentable ;

Qu'on entende tes plans et nos maux seraient pires

En fait, quel avantage à être renommées,

Si c'est pour nous livrer à une mort honteuse.

Aussi, je t'en supplie, avant que nous soyons

Anéanties, réprime au plus vite ta rage.

Quant aux propos tenus par toi à cet instant,

Je jure de les taire ; ils resteront secrets.

Sois raisonnable enfin, aie cette intelligence

De céder aux puissants, sache te résigner.



LE CORYPHÉE (à Électre)

Écoute-la. Prudence et raison sont aux hommes

Les trésors les plus beaux, les plus nobles qui soient.



ÉLECTRE

Une telle réponse est loin d'être étonnante.

D'avance, je savais que tu rejetterais

Mes propositions. eh bien, il va falloir

Que je fasse tout de ma propre initiative,

Seule, et pas question de rester sans rien faire !



CHRYSOTHÉMIS

Hélas ! c'est au moment où mourait notre père

Qu'il fallait être active : oui, tout serait réglé.



ÉLECTRE

Mon cœur me l'ordonnait, mais j'étais hésitante.



CHRYSOTHÉMIS

Alors, conserve en toi cette hésitation.



ÉLECTRE

Si je te comprends bien, tu ne vas pas m'aider.



CHRYSOTHÉMIS

De néfastes projets finissent toujours mal.



ÉLECTRE

C'est un fin jugement, mais quelle lâcheté.



CHRYSOTHÉMIS

Un jour viendra où tu me feras des éloges.



ÉLECTRE

Oh ça ! sûrement pas ! Tu n'en auras jamais.



CHRYSOTHÉMIS

L'avenir le dira, et nous avons le temps !



ÉLECTRE

Hors de ma vue ! Tu n'es d'aucune utilité.



CHRYSOTHÉMIS

Détrompe-toi, ma sœur ! Tu ne veux rien comprendre.



ÉLECTRE

Coure vers ta maman chérie et dis-lui tout !



CHRYSOTHÉMIS

Quelle erreur ! Je n'ai pas de haine pour toi.



ÉLECTRE

Et pourtant, le chemin conseillé est abject.



CHRYSOTHÉMIS

Abject ? Non point ! Car c'est celui de la prudence.



ÉLECTRE

Je devrais me plier à ta propre justice ?



CHRYSOTHÉMIS

Sois raisonnable, et c'est toi qui nous guideras.



ÉLECTRE

Parler avec finesse et s'orienter si mal.



CHRYSOTHÉMIS

Tu définis fort bien ce dont tu es victime.



ÉLECTRE

Quoi ! tu prétends que ce que je dis n'est point juste ?



CHRYSOTHÉMIS

Agir avec justice est parfois dangereux.



ÉLECTRE

Je refuse d'opter pour un pareil principe.



CHRYSOTHÉMIS

Fais comme bon te semble : un jour, tu me loueras.



ÉLECTRE

Bien sûr que j'agirai, tu ne me fais pas peur !



CHRYSOTHÉMIS

Ainsi tu ne veux pas avoir un autre avis ?



ÉLECTRE

Surtout si cet avis prône la lâcheté.



CHRYSOTHÉMIS

Tu ne partages pas du tout mes points de vue.



ÉLECTRE

Ma résolution est déjà fort ancienne.



CHRYSOTHÉMIS

Je n'ai plus qu'à partir, car tu ne veux plus guère

M'écouter ; quant à moi, je blâme ta conduite.



ÉLECTRE

C'est ça ! Ne compte pas que je suive tes pas,

Malgré ton grand désir. En fait, quelle lubie

Que de courir après une chose impossible.



CHRYSOTHÉMIS

Tu crois avoir raison, certes, à juste titre.

Pourtant, un jour viendra, où, dans l'adversité,

Tu reconnaîtras que mon avis était juste.

Chrysothémis rentre au palais.









STASIMON II





CHŒUR

Quand nous voyons, dotés d'une belle sagesse,

Les oiseaux du ciel

Soignant si bien leurs géniteurs,

Ceux qui furent jadis leurs nourriciers,

Pourquoi, comme eux,

N'avons-nous pas la même grandeur ?

Mais par la foudre de Zeus, par la Justice céleste,

Je le proclame, jamais ne fera défaut

Le Châtiment.

Ô toi, qui résonne des tréfonds de la terre,

Toi, la Renommée, par pitié,

Apporte mon terrible message aux Atrides

Qui errent dans l'Hadès, un message atroce

Bannissant toute joie.

Dis-leur combien le malheur a frappé ce lignage,

Et quelle discorde a séparé

Deux de ses enfants.

Même les liens du sang

Ne sauraient y mettre un terme.

Trahie, Électre, la malheureuse,

Errant dans une ineffable tourmente,

Se lamente sans cesse sur son père,

Rossignol endeuillé !

Elle brave la mort, résolue à quitter

L'éclat du jour, pourvu qu'elle extermine

Ces deux monstres sanglants.

Jamais on ne vit une fille si fidèle à son père !

Une belle âme se refuse toujours

À ternir sa gloire, à pervertir sa réputation

Par une vie infâme.

Dès lors, tu as choisi, Ô chère enfant,

De t'enfoncer avec eux dans un deuil sans limite

Te dressant contre l'abomination,

Ce qui te vaut un éloge dédoublé,

Car on dira de toi que tu fus un esprit clairvoyant

Autant qu'un cœur filial.

Puisses-tu acquérir la force

Et la prospérité, atteindre la puissance écrasante

Que tes ennemis détiennent pour l'instant,

Car je te vois engloutie dans un destin sans grâce:

Mais, face aux lois les plus lumineuses qui soient,

Tu te dois de ceindre

La couronne sacrée de la piété.





EPISODE IV





Oreste et Pylade entrent en compagnie de deux serviteurs tenant une urne de bronze.



ORESTE

Ô Femmes, avons-nous bien été renseignés ?

Sommes-nous arrivés à destination ?



LE CORYPHÉE

Que veux-tu ? Que viens-tu faire dans les parages



ORESTE

Je voudrais bien trouver la demeure d'Égisthe.



LE CORYPHÉE

C'est ici ! Oui, tu as été bien informé.



ORESTE

Qui de vous préviendra les maîtres de ces lieux

Que nous sommes ici ? Nous sommes attendus.



LE CORYPHÉE

C'est elle qui se doit de vous faire annoncer.



ORESTE

Ô femme, entre au palais, et fais vite savoir

Que quelques Phocidiens désirent voir Égisthe.



ÉLECTRE

Malheur à moi ! Seriez-vous venu dans ces lieux

Confirmer la rumeur qui se répand partout ?



ORESTE

Non, j'ignore cela. C'est le vieillard Strophios

Qui m'envoie vous donner des nouvelles d'Oreste.



ÉLECTRE

Qu'est-ce donc, étranger ? Une angoisse me mine.



ORESTE

Nous apportons sa cendre : elle gît en cette urne

Modeste, tu le vois. Oreste a trépassé !



ÉLECTRE

Je suis si malheureuse ! Ah ! la chose est donc vraie !

Ma douleur est ici, sous mon doigt : l'œil l'atteste !



ORESTE

Si tu pleures ce pauvre Oreste, oui, en effet,

C'est bel et bien son corps que renferme ce vase.



ÉLECTRE

Etranger, permets-moi, par la grâce du ciel,

Si sa cendre est dedans, de la prendre en mes mains

Pour verser des sanglots, pour gémir à la fois

Sur mon malheur sans fin et sur celui des miens.



ORESTE

Apportez-lui l'objet. Je ne sais qui elle est,

Sa réclamation, cependant, est valable :

C'est sans doute une amie, quelqu'un de sa famille.



Les serviteurs donnent l'urne à Électre



ÉLECTRE

Relique de celui qui fut si cher aux hommes,

Reste du souffle de vie d'Oreste : Ah ! espoirs

Désormais fracassés ! Ah ! quel gouffre entre lui,

Qui partit grâce à moi, et celui que j'accueille !

Malheureux, tu n'es plus que néant dans mes mains.

Pourtant, ton avenir était si prometteur

Quand tu quittas ces lieux. Oui, j'aurais dû mourir

Avant de t'envoyer de par ma volonté

Dans un exil lointain pour afin de te garder

Du meurtre. Oui, bien sûr, on t'aurait mis à mort

Comme ton père : au moins serais-tu au côté

De lui, dans son tombeau. Car hélas, aujourd'hui,

Tu es mort sans éclat, bien loin de ta patrie,

Bien loi de moi aussi. Quelle infinie tristesse

Que mes si tendres mains n'aient point lavé ton corps,

Et ne l'aient point paré. Je n'ai pas recueilli

Tes restes consumés par un feu frénétique :

Oui, ce sont d'autres mains qui ont pris soin de toi ;

Et ce qui nous revient n'est qu'une pauvre cendre

Au fond d'un petit vase, ô malheureux enfant !

L'ardeur qui fut la mienne autrefois, est bien vaine

Aujourd'hui, moi qui t'ai protégé tant de fois.

En ce temps, c'était moi qui t'aimait, pas ta mère !

Tu n'étais point blotti dans les bras des nourrices,

Mais dans les miens. Souvent tu aimais m'appeler

« Sœurette ». Et maintenant, dans l'espace d'un jour,

Tu t'es évanoui pour rejoindre la mort.

Oui, tout s'est envolé avec toi dans un vent :

Notre père a péri, moi, je suis presque morte,

Toi, la mort t'a saisi... Nos ennemis jubilent.

Notre mère ne peut plus contenir sa joie,

Cette mère dont tu m'as dit secrètement

Que tu envisageais bientôt le châtiment.

Mais de cela, le sort qui nous est si funeste

Nous en a bien frustrés : aujourd'hui, à la place

D'un visage chéri, on m'offre un peu de cendre,

Une ombre de toi-même. Hélas ! malheureux corps !

C'est affreux ! Quel retour abominable ! Hélas !

Frère aimé, tu me tues ! Allons ! accueille-moi

Dans ton séjour obscur, je veux qu'à ton néant

Réponde mon néant, afin que dans l'Hadès

Je sois auprès de toi. Quand tu étais en vie,

Tout nous était commun : or j'aspire à la mort,

À ne plus être loin de toi dans le tombeau :

Après tout, les défunts ne souffrent plus chez eux.



LE CORYPHÉE

Électre, songes-y, tu es une mortelle ;

Oreste aussi l'était. Apaise tes sanglots,

Car c'est là le destin que nous devons subir.



ORESTE

Ah ! que dire ? Et quels mots devrais-je prononcer ?

Il ne m'est point aisé de garder le silence.



ÉLECTRE

Mais de quoi souffres-tu ? Oui, que veux-tu à me dire ?



ORESTE

Quoi ! serait-ce la grande Électre devant moi ?



ÉLECTRE

C'est bien elle, en effet, dans un piteux état !



ORESTE

Hélas oui ! C'est un grand malheur qui t'a frappé.



ÉLECTRE

C'est sur moi, étranger, que tu t'apitoies fort ?



ORESTE

Pauvre être ravagé d'épreuves trop cruelles !



ÉLECTRE

Ce que tu me dis là reflètent ma douleur.



ORESTE

Souffrante et sans époux, ô vie insupportable !



ÉLECTRE

Ô étranger, pourquoi ces plaintes, ce regard ?



ORESTE

Il y a des malheurs dont j'étais ignorant.



ÉLECTRE

Qu'ai-je dit pour que tout s'éclaire au fond de toi ?



ORESTE

Je t'ai vu accablée de souffrances sans nom.



ÉLECTRE

Et pourtant tu n'as vu qu'une partie des maux.



ORESTE

Impossible, ma foi, d'en avoir de plus rudes !



ÉLECTRE

Eh bien si... J'habite au palais des meurtriers.



ORESTE

Les meurtriers de qui ? Qu'est-ce qui te tourmente ?



ÉLECTRE

De mon père ! Et je suis devenue leur esclave.



ORESTE

Qui a pu te livrer à cette servitude ?



ÉLECTRE

On dit que c'est ma mère. Ah ! mère, elle en est loin !



ORESTE

Te frappe-t-elle ? Te fait-t-elle la vie dure ?



ÉLECTRE

Je suis humiliée, frappée, bref tout cela !



ORESTE

Et personne ici pour t'aider, ni te protéger ?



ÉLECTRE

Non, car mon seul recours, c'était lui, cette cendre...



ORESTE

Femme, devant ton sort, je suis compatissant.



ÉLECTRE

Tu es le seul qui semble avoir pitié de moi.



ORESTE

J'arrive, seul aussi à souffrir tes tourments.



ÉLECTRE

Tu arrives, mais tu n'es pas de notre sang.



ORESTE

Je parlerai franc si elles étaient loyales (il montre le Chœur)



ÉLECTRE

Leur loyauté est vraie : donc, parle en confiance.



ORESTE

Alors, laisse cette urne et tu connaîtras tout.



ÉLECTRE

Non, par les dieux, surtout pas ça, ô étranger !



ORESTE

Il faut me croire et tout se passera fort bien.



ÉLECTRE

Pitié, ne m'ôte pas à sa vue qui m'est chère.



ORESTE

Non, je te l'interdis !



ÉLECTRE

Ah ! je suis malheureuse,

Oreste, toi à qui l'on me dérobe ainsi.



ORESTE

Non, tu fais fausse route. Et tu te plains pour rien.



ÉLECTRE

Comment, mon frère est mort et je ne peux le plaindre.



ORESTE

Tout ce langage est on ne peut plus déplacé.



ÉLECTRE

Je ne mérite pas de pleurer ce défunt ?



ORESTE

Je n'ai pas dit cela ! Mais plaindre un objet, non !



ÉLECTRE

J'ai bien entre les mains les vestiges d'Oreste ?



ORESTE

Oreste, eh bien non ! c'est une mise en scène.



ÉLECTRE

Mais alors, où trouver le tombeau de mon frère ?



ORESTE

Il n'en a pas : à un vivant, point de tombeau !



ÉLECTRE

Mon garçon, que dis-tu ?



ORESTE

Ce n'est pas un mensonge.



ÉLECTRE

Il serait donc... en vie ?



ORESTE

Oui, puisque je respire.



ÉLECTRE

C'est toi ?



ORESTE

Vois dans mes mains, oui, regarde ce sceau, :

C'est celui de mon père. À toi de constater.



ÉLECTRE

Jour heureux entre tous !



ORESTE

Tout à fait, je l'atteste.



ÉLECTRE

Douce voix fraternelle, enfin, je te retrouve !



ORESTE

Ne cherche pas ailleurs pour te le confirmer.



ÉLECTRE

Je te tiens dans mes bras.



ORESTE

Restes-y pour toujours !



ÉLECTRE (au Chœur)

Ô femmes bien-aimées, filles de ma cité,

C'est Oreste ! Une ruse a fait passer cet homme

Pour mort et une ruse a conservé sa vie.



LE CORYPHÉE

Nous le voyons ma fille, et la joie est si grande

Que des larmes de joie s'écoulent de nos yeux.



ÉLECTRE

Toi, toi le visage

Que je chérissais plus que tout au monde,

Te voici parmi nous !

Tu viens de retrouver, de revoir

Celle que ton cœur brûlait de revoir !



ORESTE

Je suis là, en effet ! Mais garde le silence.



ÉLECTRE

Mais que se passe-t-il ?



ORESTE

Mieux vaut rester muet de peur qu'on nous entende.



ÉLECTRE

Au nom d'Artémis, la Vierge éternelle,

Ce serait indigne de moi de redouter

Cette clique de pauvre femmes

Toujours confinées entre quatre murs.



ORESTE

Attention, Arès inspire aussi les femmes !

Tu en as fait, je crois, la dure expérience.



ÉLECTRE

Hélas ! Hélas ! tu remémores

Et ravives au fond de mon cœur

Un malheur indicible

Que rien, jamais, n'abolira !



ORESTE

Je le connais aussi, mais pour nous souvenir

De lui, attendons que quelqu'un nous fasse signe.



ÉLECTRE

Pour moi, tout instant

Est favorable pour le relater !

Ma souffrance fut si ténue

Que, désormais, j'ai le droit

De ne plus tenir ma langue.



ORESTE

J'en conviens ! Et pourtant n'abuse de ce droit.



ÉLECTRE

Que faire alors ?



ORESTE

Assez d'effusions, ce n'est guère opportun.



ÉLECTRE

Serait-il indécent de garder le silence,

Alors que tu reparais devant moi,

Alors que, contre tout espoir,

Je te revois enfin ?



ORESTE

Tu me revois à l'heure où les dieux l'ont voulu.



ÉLECTRE

Si cela est, ma joie

N'en est que plus profonde,

Si c'est un dieu qui a tracé le sillon

Jusqu'à notre demeure.

Oui, d'un sort heureux je reconnais l'empreinte.



ORESTE

J'hésite à réfréner tes élans, mais je crains

Que la joie qui t'étreint ne soit trop dangereuse.



ÉLECTRE

Ô toi, qui, après une aussi longue absence,

A daigné reparaître, ne va pas,

A la vue d'un horrible chagrin...



ORESTE

Que crains-tu donc ?



ÉLECTRE

Que tu me prives du bonheur

Que me procure ton visage.



ORESTE

Que l'on ose essayer et je serai terrible !



ÉLECTRE

Tu me promets cela ?



ORESTE

Par hasard, te méfierais-tu de ma parole ?



ÉLECTRE

Mon bien-aimé, en entendant soudain

Ce que je n'espérais même plus,

J'ai tenté de résister à l'effusion :

Je n'ai pu ! Mais je n'ai point hurlé ma joie !

Et pourtant, je t'ai entendu... J'étais si malheureuse.

Aujourd'hui, tu es là,

Avec ce visage que je vénère,

Ce visage, que, malgré l'adversité,

Je n'oublierai jamais.



ORESTE

Foin des discours abstraits : moi, je connais par cœur

L'infamie de ma mère, ainsi que la manière

Honteuse avec laquelle Égisthe a gaspillé

Les biens constitués lentement par nos pères.

À trop parler, la chance est vite mise à bas.

Dis-moi plutôt ce qui s'accorde aux circonstances

Présentes. Où faut-il me montrer - me cacher -,

Afin que mon retour pétrifie l'ennemi ?

Autre chose aussi : fais en sorte que ta mère

Ne comprenne la chose en voyant ton visage

Éclatant de bonheur, lorsque nous entrerons

Au palais. Pour l'instant, gémis sur ce malheur,

Bien qu'il ait disparu. Nous aurons tout loisir

Plus tard de jubiler en toute liberté.



ÉLECTRE

Ô frère, ton plaisir est le tien : c'est par toi

Que la joie me revient. Par conséquent, mon frère,

Elle n'est pas à moi. C'est pourquoi je refuse

De provoquer chez toi la plus petite peine :

Car ce serait bien mal accompagner la chance

Qui a daigné venir. Pour ce qui est d'ici,

Tu dois être au courant : Égisthe n'est pas là ;

Et ma mère est restée au palais : n'aie pas peur

Je ne lui montrerai pas des traits éclatants

De joie et d'allégresse. Oh non ! j'ai trop de haine

Contre elle. Et de plus, comment garder ces larmes

- Ces larmes de bonheur -, toi que j'ai retrouvé

J'en suis bouleversée, au point que si mon père

Se présentait à moi, eh bien, je te l'avoue,

Je bannirai l'idée que ce soit un miracle,

Ne doutant pas le moins du monde de mes yeux.

Voyons, puisque tu as arrangé ton retour

Tu peux nous ordonner ce qui te semble bon !

Quand j'étais solitaire, en moi j'avais déjà

Deux buts que je voulais par dessus tout atteindre :

Dignement me sauver ou dignement périr.



ORESTE

J'ai bien dit qu'il fallait te taire ! Il faut sortir,

Car il me semble entendre un homme qui approche.



ÉLECTRE (à Oreste et Pylade)

Entrez, étrangers ! Ce que vous nous apprenez

Ne doit être écarté, même si c'est sans joie.



Le Précepteur sort du palais.



LE PRÉCEPTEUR

Vous êtes fous ! Auriez-vous, par hasard, perdu

Tout sens commun ? La vie est-elle sans valeur

À vos yeux ? N'avez-vous plus rien dans la cervelle ?

Oui, ne savez-vous pas que vous êtes bien proche,

Que dis-je ! êtes au cœur des plus affreux dangers ?

Si je n'étais pas là à surveiller la porte

Du palais, il y a longtemps que vos projets

Auraient été compris, bien avant que vous-mêmes Ne soyez dans ces lieux. Mais j'ai été prudent !

Assez discutaillé ! Assez d'effusions

Toujours inassouvies ! Sans retard pénétrez

À l'intérieur : traîner dans un pareil moment

Relève de la faute. Il faut vite en finir !



ORESTE

Une fois au palais, comment seront les choses ?



LE PRÉCEPTEUR

Tout sera pour le mieux car nul te connaît.



ORESTE

Et je suppose que tu as annoncé ma mort ?



LE PRÉCEPTEUR

Ils croient tous que tu es une ombre chez Hadès.



ORESTE

Ils sont donc dans la liesse ? Et que se disent-ils ?



LE PRÉCEPTEUR

On verra ça plus tard ! Pour l'instant, ils triomphent,

Bien qu'en fait ce ne soit que pure illusion.



ÉLECTRE

Dis-moi, mon frère, au nom du ciel, qui est cet homme ?



ORESTE

Tu n'as pas deviné ?



ÉLECTRE

Je n'ai aucune idée.



ORESTE

Tu ne sais plus à qui tes mains m'ont confié ?



ÉLECTRE

Quoi ! Que me dis-tu là ?



ORESTE

Il s'agit de ces mains,

Qui, grâce à ton bonté, m'ont mené en Phocide.



ÉLECTRE

Ah ! ce serait donc lui, le seul qui fut resté

Fidèle parmi tous, quand on tua mon père ?



ORESTE

C'est lui, mais je t'en prie, cesse d'interroger !



ÉLECTRE

Jour béni entre tous ! Toi, l'unique sauveur

De la lignée du roi Agamemnon, comment

Es-tu venu ici ? Est-ce toi le sauveur

D'Oreste, de moi, quand tout n'était que désastre ?

Ô mains que je chéris ! Ô toi, dont le pas vif

M'a tant rendu service ! Ah ! comment se fait-il

Que je n'ai pas senti ta présence en ces lieux ?

Et comment as-tu pu ne pas te dévoiler

À moi, quand tu disais ces affreuses paroles

Alors qu'en vérité, tu m'apportais la joie ?

Je te salue, ô père ! Oui, tu es un vrai père

Pour moi. Sache que tu es le seul homme au monde

Qu'au cours d'une journée j'ai haï et aimé !



LE PRÉCEPTEUR

Il suffit ! Le récit de ce qui se passa

Dans les moindres détails, il faudra bien des nuits,

Bien des jours si l'on veut en cerner les contours.

Mais je parle à vous deux : vous êtes là, inertes,

Alors qu'il faut agir. Or l'instant est propice.

À présent, Clytemnestre est seule : en son palais,

Il n'y a plus personne. En tardant, songez bien

Que vous devrez combattre, outre vos ennemis,

Mais une soldatesque habile et en grand nombre.



ORESTE

Assez parlé, Pylade ! Il faut passer à l'acte !

Précipitons-nous ! Mais n'oublions pas tous deux

De saluer d'abord les dieux de nos parents,

Qui ont leur place en plein cœur de ce vestibule.



Après avoir salué les statues divines, ils entrent dans le palais.



ÉLECTRE

Ô seigneur Apollon, sois pour eux bienfaisant,

Sois-le pour moi aussi, moi qui t'ai tant de fois

Fait des dons généreux, sans jamais me lasser.

Aujourd'hui, j'ai si peu à t'offrir, je te prie,

Je t'implore ! Aide-nous, toi, dieu si bienveillant,

À réaliser nos desseins ! Montre aux mortels

Comment les dieux châtient les faits d'impiété.



Elle entre à son tour.



CHŒUR

Voyez ! il court vers sa victime,

Sanglant, implacable,

Le souffle cruel d'Arès !

Sous ce toit, débusquant

D'ignominieux forfaits,

Elles arrivent les chiennes féroces,

Elles que nul ne peut freiner !

Bientôt, le songe affreux qui me hantait

Va se dissiper.



En tapinois, il pénètre,

Ce Vengeur des trépassés,

Au sein de ce palais où sommeille

Une antique opulence !

Il aiguise le glaive de sang,

Mené par Hermès, fils de Maïa,

Qui colore sa ruse de ténèbres,

Marchant, résolu, vers son but suprême !







EXODOS





Électre sort du palais et revient sur la scène.



ÉLECTRE

Ô femmes bien-aimées, nos hommes vont agir,

Et terminer leur œuvre : aussi, ne dites rien !



LE CORYPHÉE

À propos, que font-ils ?



ÉLECTRE

Elle est en train d'orner

Le vase funéraire, et ils sont là, près d'elle.



LE CORYPHÉE

Pourquoi es-tu sortie d'un coup ?



ÉLECTRE

Je fais le guet

Pour qu'Égisthe, en rentrant, ne les surprenne pas.



VOIX DE CLYTEMNESTRE

Horreur ! Aucun ami... Non, que des assassins !



ÉLECTRE

On crie dans le palais ! Entendez-vous, amies !



CHŒUR

J'entends des cris affreux, j'en frémis d'horreur !



VOIX DE CLYTEMNESTRE

Malheur ! malheur ! Égisthe ! Mais où es-tu donc ?



ÉLECTRE

Vois ! des cris encor !



VOIX DE CLYTEMNESTRE

Mon fils ! mon fils ! pitié

Pour ta mère !



ÉLECTRE

Pitié ? En avais-tu pour lui,

Et pour le père à qui tu donnas cet enfant ?



CHŒUR

Ô cité ! Ô race infortunée !'

Dorénavant, la fatalité

Qui fut ton lot,

S'évanouit, s'évanouit...



VOIX DE CLYTEMNESTRE

Malheur ! Il m'a frappée !



ÉLECTRE

Courage ! Encore un coup !



VOIX DE CLYTEMNESTRE

Il m'a frappée encore !



ÉLECTRE

Ah ! s'il frappait Égisthe !



CHŒUR

Les prédictions s'accomplissent ! Ils vivent,

Les défunts, ils se remboursent

Avec le sang de leurs assassins, eux qui sont morts !



LE CORYPHÉE

Ils viennent jusqu'à nous, leurs mains tout ruisselant

De ce sang déversé pour Arès, mais c'est juste !



ÉLECTRE

Oreste, qu'en est-il donc ?



ORESTE

Tout est pour le mieux

Au palais, si Phébos a bien prophétisé.



ÉLECTRE

La scélérate est morte ?



ORESTE

N'aie crainte désormais

Son orgueil maternel ne sévira plus guère !



ÉLECTRE

¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘

¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘



ORESTE

¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘



LE CORYPHÉE

Taisez-vous, il me semble

Voir Égisthe... en effet, c'est bien lui qui arrive.



ORESTE

¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘ ¯ ˘



ÉLECTRE

Mes frères bien-aimés, mettez-vous à l'écart !



ORESTE

Lui ? Où le voyez-vous ? Enfin, nous le tenons.



ÉLECTRE

Il revient du faubourg avec l'humeur légère.



CHŒUR

Allez vous réfugier sous le vestibule

Sans plus tarder ! Il vous faut désormais,

Après ce premier succès,

Réussir la seconde besogne.



ORESTE

Pas de crainte, j'agis !



ÉLECTRE

Mets-toi vite en besogne !



ORESTE

Oui, je pars tout de suite !



Il rentre ainsi que Pylade dans le palais.



ÉLECTRE

Et moi, je fais le guet.



CHŒUR

Il arrive !

Il devrait lui glisser à l'oreille

Quelques paroles doucereuses

Pour que, sans le savoir,

Il se rue

Vers le glaive de son châtiment.



Arrivée d'Égisthe.



ÉGISTHE

Quelqu'un d'entre vous peut-il me dire où se trouvent

Ces quelques Phocidiens qui nous ont annoncé

Qu'Oreste a été tué dans la folie des chars ?

Oui, je te parle, toi, jadis si insolente,

Car cela te concerne en premier lieu : c'est toi

Et toi seule qui peut m'éclairer sur la chose.



ÉLECTRE

Oui, je sais tout : comment pourrais-je l'ignorer ?

Comment rester de marbre aux maux de ceux que j'aime ?



ÉGISTHE

Eh bien alors, où sont ces hommes ? Réponds-moi !



ÉLECTRE

Au palais. Leur accueil fut des plus agréables...



ÉGISTHE

C'est donc certain, sa mort a été proclamée.



ÉLECTRE

Ils l'ont même montrée, dès son annonce faite.



ÉGISTHE

C'est vrai ? Je peux alors de mes yeux le scruter ?



ÉLECTRE

Tout à fait, il est là ! Mais quel triste spectacle !



ÉGISTHE

Pour une fois, toi, que tu me rend heureux !



ÉLECTRE

Réjouis-toi, ô roi, si vraiment c'est possible !



ÉGISTHE

J'ordonne qu'on se taise et qu'on ouvre les portes

Aux citoyens d'Argos et à ceux de Mycéniens !

Et si l'un d'eux jadis fondait sur ce garçon

Quelques espoirs biens vains, qu'il renonce en ce jour

À la vue de ce corps, qu'il se soumette à moi,

Ainsi j'éviterai de le punir, sans même

L'obliger par mes soins à entendre raison.



Les portes s'ouvrent : un corps apparaît, voilé, près duquel se tiennent Pylade et Oreste.



ÉLECTRE

Je me suis résignée, car au fil des années,

J'ai compris qu'il fallait s'accorder au plus fort.



ÉGISTHE

Par Zeus, sans offenser, ce que je vais trouver,

Est un merveilleux coup du sort ! Mais si le mot

Est trop fort, je me tais. Enlevez-moi ce voile

Qui cache son visage : il faut que ce parent

Reçoive néanmoins l'hommage de mes larmes.



ORESTE

Enlève-le, toi ! Moi, ce n'est pas mon affaire :

C'est à toi de le voir et d'honorer ce corps.



ÉGISTHE

Oui, ton conseil est juste et je m'en vais le suivre.

Fais venir Clytemnestre ! Est-elle en son palais ?



ORESTE

Elle est tout près de toi, ne cherche pas plus loin !



Égisthe lève le voile.



ÉGISTHE

Mais que vois-je ?



ORESTE

As-tu peur ? Et la reconnais-tu ?



ÉGISTHE

Quel est ce traquenard qu'on m'a tendu ? Malheur !



ORESTE

N'as-tu pas deviné que depuis un moment,

Tu parles à la vie et non pas à la mort ?



ÉGISTHE

L'énigme se dévoile : Oreste, c'est bien toi ?.



ORESTE

Pour un si grand devin, tu t'es trompé longtemps !



ÉGISTHE

Malheur ! je suis perdu ! Encore un mot pourtant !



ÉLECTRE

Par les dieux, ô mon frère, abrège son discours.

Quand un pareil mortel, enlisé d'infamies,

Va mourir, à quoi bon lui offrir un délai ?

Égorge-le ! Après, jette-le en pâture

À ces seuls fossoyeurs qui soient dignes de lui.

Qu'on ne le revoie plus ! Oui, ce n'est qu'à ce prix

Que je ne serai plus accablée de souffrances.



ORESTE

Allez, vite, entre ici ! Maintenant, l'essentiel

Ce n'est plus de parler, mais de t'éliminer.



ÉGISTHE

Pourquoi dans ce palais ? Un bel et noble exploit

Ne doit pas être fait en plein cœur des ténèbres.

On dirait que ta main hésite à me tuer ?



ORESTE

Suffit ! tu n'as plus d'ordre à donner, viens par là !

Tu dois expier au même endroit que notre père.



ÉGISTHE

Devras-tu ajouter aux malheurs des enfants

De Pélops, un nouveau crime encore ?



ORESTE

Oui, le tien !

Pour toi, ma prophétie s'avère irrésistible !



ÉGISTHE

Tu t'arroges un art que ton père ignorait.



ORESTE

Tu répliques sans cesse et tu traînes en route.



ÉGISTHE

Conduis-moi.



ORESTE

Sois devant !



ÉGISTHE

Crains-tu que je m'enfuis ?



ORESTE

Non, mais je ne veux pas que tu meures selon

Tes désirs. Car ta mort se doit d'être sinistre.

À ceux qui ont violé la loi, une justice

Immédiate s'impose, et c'est la mort ! Ainsi,

La perfidie n'aurait pas droit d'être profuse.



LE CORYPHÉE

Descendance d'Atrée, que de longues souffrances

As-tu dû essuyer avant de t'en extraire,

Suivant ta destinée dans un sursaut ultime.

Anonyme a dit…

Jean Anouilh

Antigone




****************



PERSONNAGES

Antigone, fille d'Oedipe
Créon, roi de Thèbes
Hémon, fils de Créon
Ismène, fille d'Oedipe
Le Choeur
La Nourrice
Le Messager
Les Gardes
Le Prologue


DECOR

Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes.
Le Prologue se détache et s'avance.


LE PROLOGUE

Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa soeur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir. Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone ; et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Oedipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Oedipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée. La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui. Ce garçon pâle, là-bas, au fond, qui rêve adossé au mur, solitaire, c'est le Messager.C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure. C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait déjà... Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leurs chapeaux sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et toujours satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de Créon. Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils d'Oedipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l'aîné, au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals... Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.

Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi. L'éclairage s'est modifié sur la scène. C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. Antigone entr'ouvre la porte et rentre de l'extérieur sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à la main. Elle reste un instant immobile à écouter. La nourrice surgit.

LA NOURRICE
D'où viens-tu?

ANTIGONE
De me promener, nourrice. C'était beau. Tout était gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose, jaune, vert. C'est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleurs. Elle va passer.

LA NOURRICE
Je me lève quand il fait encore noir, je vais à ta chambre, pour voir si tu ne t'es pas découverte en dormant et je ne te trouve plus dans ton lit!

ANTIGONE
Le jardin dormait encore. Je l'ai surpris, nourrice. Je l'ai vu sans qu'il s'en doute. C'est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes.

LA NOURRICE
Tu es sortie. J'ai été à la porte du fond, tu l'avais laissée entrebâillée.

ANTIGONE
Dans les champs, c'était tout mouillée, et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule sur la route et j'étais gênée parce que je savais bien que ce n'était pas moi qu'on attendait. Alors j'ai enlevé mes sandales et je me suis glissée dans la campagne sans qu'elle s'en aperçoive...

LA NOURRICE
Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au lit.

ANTIGONE
Je ne me recoucherai pas ce matin

LA NOURRICE
A quatre heures! Il n'était pas quatre heures! Je me lève pour voir si elle n'était pas découverte. Je trouve son lit froid et personne dedans.

ANTIGONE
Tu crois que si on se levait comme ça tous les matins, ce serait tous les matins aussi beau, nourrice, d'être la première fille dehors?

LA NOURRICE
La nuit! C'était la nuit! Et tu veux me faire croire que tu as été te promener, menteuse! D'où viens-tu?

ANTIGONE, a un étrange sourire.
C'est vrai, c'était encore la nuit. Et il n'y avait que moi dans toute la campagne à penser que c'était le matin. C'est merveilleux, nourrice. J'ai cru au jour la première aujourd'hui.

LA NOURRICE
Fais la folle! Fais la folle! Je la connais, la chanson. J'ai été fille avant toi. Et pas commode non plus, mais dure tête comme toi, non. D'où viens-tu, mauvaise?

ANTIGONE, soudain grave.
Non. Pas mauvaise.

LA NOURRICE
Tu avais un rendez-vous, hein? Dis non, peut-être.

ANTIGONE, doucement.
Oui. J'avais un rendez-vous.

LA NOURRICE
Tu as un amoureux?

ANTIGONE, étrangement, après un silence.
Oui, nourrice, oui, le pauvre. J'ai un amoureux.

LA NOURRICE, éclate.
Ah! c'est du joli! c'est du propre! Toi, la fille d'un roi! Donnez-vous du mal ; donnez-vous du mal pour les élever! Elles sont toutes les mêmes! Tu n'étais pourtant pas comme les autres, toi, à t'attifer toujours devant la glace, à te mettre du rouge aux lèvres, à chercher à ce qu'on te remarque. Combien de fois je me suis dit : « Mon Dieu, cette petite, elle n'est pas assez coquette! Toujours avec la même robe, et mal peignée. Les garçons ne verront qu'Ismène avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la laisseront sur les bras. » Hé bien, tu vois, tu étais comme ta soeur, et pire encore, hypocrite! Qui est-ce? Un voyou, hein, peut- être? Un garçon que tu ne peux pas dire à ta famille : « Voilà, c'est lui que j'aime, je veux l'épouser. » C'est ça, hein, c'est ça? Réponds donc, fanfaronne!

ANTIGONE, a encore un sourire imperceptible.
Oui, nourrice.

LA NOURRICE
Et elle dit oui! Miséricorde! Je l'ai eue toute gamine ; j'ai promis à sa pauvre mère que j'en ferais une honnête fille, et voilà! Mais ça ne va pas se passer comme ça, ma petite. Je ne suis que ta nourrice, et tu me traites comme une vieille bête ; bon! mais ton oncle, ton oncle Créon saura. je te le promets!

ANTIGONE, soudain un peu lasse.
Oui, nourrice, mon oncle Créon saura. Laisse-moi, maintenant.

LA NOURRICE
Et tu verras ce qu'il dira quand il apprendra que tu te lèves la nuit. Et Hémon? Et ton fiancé? Car elle est fiancée! Elle est fiancée et à quatre heures du matin elle quitte son lit pour aller courir avec un autre. Et ça vous répond qu'on la laisse, ça voudrait qu'on ne dise rien. Tu sais ce que je devrais faire? Te battre comme lorsque tu étais petite.

ANTIGONE
Nounou, tu ne devrais pas trop crier. Tu ne devrais pas être trop méchante ce matin.

LA NOURRICE
Pas crier! Je ne dois pas crier par dessus le marché! Moi qui avais promis à ta mère... Qu'est-ce qu'elle me dirait, si elle était là? « Vieille bête, oui, vieille bête, qui n'as pas su me la garder pure, ma petite. Toujours à crier, à faire le chien de garde, à leur tourner autour avec des lainages pour qu'elles ne prennent pas froid ou des laits de poule pour les rendre fortes ; mais à quatre heures du matin tu dors, vieille bête, tu dors, toi qui ne peux pas fermer l'oeil, et tu les laisses filer, marmotte, et quand tu arrives, le lit est froid! » Voilà ce qu'elle me dira ta mère, là-haut, quand j'y monterai, et moi j'aurai honte, honte à en mourir si je n'étais pas déjà morte, et je ne pourrai que baisser la tête et répondre : « Madame Jocaste, c'est vrai. »


ANTIGONE
Non, nourrice. Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman bien en face, quand tu iras la retrouver. Et elle te dira : « Bonjour, nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien pris soin d'elle. » Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.

LA NOURRICE
Tu n'as pas d'amoureux?

ANTIGONE
Non, nounou.

LA NOURRICE
Tu te moques de moi, alors? Tu vois, je suis trop vieille. Tu étais ma préférée, malgré ton sale caractère. Ta soeur était plus douce, mais je croyais que c'était toi qui m'aimais. Si tu m'aimais, tu m'aurais dit la vérité. Pourquoi ton lit était-il froid quand je suis venu te border?

ANTIGONE
Ne pleure plus, s'il te plaît, nounou. (Elle l'embrasse) Allons, ma vieille bonne pomme rouge. Tu sais quand je te frottais pour que tu brilles? Ma vieille pomme toute ridée. Ne laisse pas couler tes larmes dans toutes les petites rigoles, pour des bêtises comme cela -pour rien. Je suis pure, je n'ai pas d'autre amoureux qu'Hémon, mon fiancé, je te le jure. Je peux même te jurer, si tu veux, que je n'aurai jamais d'autre amoureux... Garde tes larmes, garde tes larmes ; tu en auras peut-être besoin encore, nounou. Quand tu pleures comme cela, je redeviens petite... Et il ne faut pas que je sois petite ce matin.
Entre Ismène.

ISMENE
Tu es déjà levée? Je viens de ta chambre.

ANTIGONE
Oui, je suis déjà levée.

LA NOURRICE
Toutes les deux alors!... Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant les servantes? Vous croyez que c'est bon d'être debout le matin à jeun, que c'est convenable pour des princesses? Vous n'êtes seulement pas couvertes. Vous allez voir que vous allez encore me prendre mal.

ANTIGONE
Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t'assure ; c'est déjà l'été. Va nous faire du café. (Elle s'est assise, soudain fatiguée) Je voudrais bien un peu de café, s'il te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.

LA NOURRICE
Ma colombe! La tête lui tourne d'être sans rien et je suis là comme une idiote au lieu de lui donner quelque chose de chaud.

Elle sort vite.

ISMENE
Tu es malade?

ANTIGONE
Ce n'est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C'est parce que je me suis levée tôt.

ISMENE
Moi non plus, je n'ai pas dormi.

ANTIGONE, sourit encore.
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.

ISMENE
Ne te moque pas.

ANTIGONE
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois, je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux, tes beaux cheveux... (Elle caresse les cheveux d'Ismène) Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête!

ISMENE, soudain.
Pourquoi parles-tu d'autre chose?

ANTIGONE, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux Je ne parle pas d'autre chose...

ISMENE Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone.

ANTIGONE
Oui.

ISMENE
J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.

ANTIGONE
Oui.

ISMENE
Nous ne pouvons pas.

ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix.
Pourquoi?

ISMENE
Il nous ferait mourir.

ANTIGONE
Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est comme ça que ç'a été distribué. Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions?

ISMENE
Je ne veux pas mourir.

ANTIGONE, doucement.
Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.

ISMENE
Ecoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l'aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c'est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c'est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.

ANTIGONE
Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.

ISMENE
Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.

ANTIGONE
Moi je ne veux pas comprendre un peu.

ISMENE
Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.

ANTIGONE
Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l'exemple, moi... Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir.

ISMENE
Allez! Allez!... Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Ecoute-moi. J'ai raison plus souvent que toi.

ANTIGONE
Je ne veux pas avoir raison.

ISMENE
Essaie de comprendre au moins!

ANTIGONE
Comprendre... Vous n'avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu'on ne peut pas toucher à l'eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.

ISMENE
Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi.Et ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.

ANTIGONE
Je ne t'écoute pas.

ISMENE
Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bars, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu'au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d'imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de boeuf -qu'on sent qu'on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu'ils vont comme des nègres et qu'ils feront tout ce qu'on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c'est bien ou mal... Et souffrir? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, qu'elle est arrivée au point où l'on ne peut plus la supporter ; qu'il faudrait qu'elle s'arrête, mais qu'elle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë... Oh! je ne peux pas, je ne peux pas...

ANTIGONE
Comme tu as bien tout pensé!

ISMENE
Toute la nuit. Pas toi?

ANTIGONE
Si, bien sûr.

ISMENE
Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.

ANTIGONE, doucement.
Moi non plus. Mais qu'est-ce que cela fait?

Il y a un silence, Ismène demande soudain :

ISMENE
Tu n'as donc pas envie de vivre, toi?

ANTIGONE, murmure.
Pas envie de vivre... (Et plus doucement encore, si c'est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa peau nue? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le près et qu'on ne pouvait pas tous les prendre?

ISMENE, a un élan soudain vers elle.
Ma petite soeur ...

ANTIGONE, se redresse et crie.
Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c'est assez?

ISMENE, baisse la tête.
Oui

ANTIGONE
Sers-toi de ces prétextes.

ISMENE, se jette contre elle.
Antigone! Je t'en supplie! C'est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.

ANTIGONE, les dents serrées.
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d'être une fille!

ISMENE
Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle...

ANTIGONE, sourdement.
Non, je ne suis pas belle.

ISMENE
Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c'est sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c'est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu'à ce que tu aies tourné le coin.

ANTIGONE, a un imperceptible sourire.
Des voyous, des petites filles...

ISMENE, après un temps.
Et Hémon, Antigone?

ANTIGONE, fermée.
Je parlerai tout à l'heure à Hémon : Hémon sera tout à l'heure une affaire réglée.

ISMENE
Tu es folle.

ANTIGONE, sourit.
Tu m'as toujours dit que j'étais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher, Ismène... Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère mort est maintenant entouré d'une garde exactement comme s'il avait réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle de fatigue.

ISMENE
Et toi?

ANTIGONE
Je n'ai pas envie de dormir... Mais je te promets que je ne bougerai pas d'ici avant ton réveil. Nourrice va m'apporter à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va...

ISMENE
Je te convaincrai, n'est-ce pas? Je te convaincrai? Tu me laisseras te parler encore?

ANTIGONE, un peu lasse.
Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant, je t'en prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène!

LA NOURRICE entre.
Tiens, te voilà un bon café et des tartines, mon pigeon. Mange.

ANTIGONE
Je n'ai pas très faim, nourrice.

LA NOURRICE
Je te les ai grillées moi-même et beurrées comme tu les aimes.

ANTIGONE
Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu.

LA NOURRICE
Où as-tu mal?

ANTIGONE
Nulle part, nounou. Mais fais-moi tout de même bien chaud comme lorsque j'étais malade... Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre de l'armoire qui ricane et se transforme d'heure en heure sur le mur, plus forte que les mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part dans la nuit, plus forte que la nuit elle-même avec son hululement de folle qu'on n'entend pas ; nounou plus forte que la mort. Donne-moi ta main comme lorsque tu restais à côté de mon lit.

LA NOURRICE
Qu'est-ce que tu as, ma petite colombe?

ANTIGONE
Rien, nounou. Je suis seulement encore un peu petite pour tout cela. Mais il n'y a que toi qui dois le savoir.

LA NOURRICE
Trop petite pourquoi, ma mésange?

ANTIGONE
Pour rien, nounou. Et puis, tu es là. Je tiens ta bonne main rugueuse qui sauve de tout, toujours, je le sais bien. Peut-être qu'elle va me sauver encore. Tu es si puissante, nounou.

LA NOURRICE
Qu'est-ce tu veux que je fasse, ma tourterelle?

ANTIGONE
Rien, nounou. Seulement ta main comme cela sur ma joue. (Elle reste un moment les yeux fermés.) Voilà, je n'ai plus peur. Ni du méchant ogre, ni du marchand de sable, ni de Taoutaou qui passe et emmène les enfants... (Un silence encore, elle continue d'un autre ton.) Nounou, tu sais, Douce, ma chienne...

LA NOURRICE
Oui.

ANTIGONE
Tu vas me promettre que tu ne la gronderas plus jamais.

LA NOURRICE
Une bête qui salit tout avec ses pattes! Ça ne devrait pas entrer dans les maisons!

ANTIGONE
Même si elle salit tout. Promets, nourrice.

LA NOURRICE
Alors il faudra que je la laisse tout abîmer sans rien dire?

ANTIGONE
Oui, nounou.

LA NOURRICE
Ah! ça serait un peu fort!

ANTIGONE
S'il te plaît, nounou. Tu l'aimes bien, Douce, avec sa bonne grosse tête. Et puis, au fond, tu aimes bien frotter aussi. Tu serais très malheureuse si tout restait propre toujours. Alors je te le demande : ne la gronde pas.

LA NOURRICE
Et si elle pisse sur mes tapis?

ANTIGONE
Promets que tu ne la gronderas tout de même pas. Je t'en prie, dis, je t'en prie, nounou...

LA NOURRICE
Tu profites de ce que tu câlines... C'est bon. C'est bon. On essuiera sans rien dire. Tu me fais tourner en bourrique.

ANTIGONE
Et puis, promets-moi aussi que tu lui parleras, que tu lui parleras souvent.

LA NOURRICE, hausse les épaules.
A-t-on vu ça? Parler aux bêtes!

ANTIGONE
Et justement pas comme à une bête. Comme à une vraie personne, comme tu m'entends faire...

LA NOURRICE
Ah, ça non! A mon âge, faire l'idiote! Mais pourquoi veux-tu que toute la maison lui parle comme toi, à cette bête?

ANTIGONE, doucement.
Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus lui parler...

LA NOURRICE, qui ne comprend pas.
Plus lui parler, plus lui parler? Pourquoi?

ANTIGONE, détourne un peu la tête et puis elle ajoute, la voix dure.
Et puis, si elle était trop triste, si elle avait trop l'air d'attendre tout de même, -le nez sous la porte comme lorsque je suis sortie, -il vaudrait peut-être mieux la faire tuer, nounou, sans qu'elle ait mal.

LA NOURRICE
La faire tuer, ma mignonne? Faire tuer ta chienne? Mais tu es folle ce matin!

ANTIGONE
Non, nounou. (Hémon paraît). Voilà Hémon. Laisse-nous, nourrice. Et n'oublie pas ce que tu m'as juré.

La nourrice sort.

ANTIGONE, court à Hémon.
Pardon, Hémon, pour notre dispute d'hier soir et pour tout. C'est moi qui avais tort. Je te prie de me pardonner.

HEMON
Tu sais bien que je t'avais pardonné, à peine avais-tu claqué la porte. Ton parfum était encore là et je t'avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) A qui l'avais-tu volé, ce parfum?

ANTIGONE
A Ismène.

HEMON
Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle robe?

ANTIGONE
Aussi.

HEMON
En quel honneur t'étais-tu faite si belle?

ANTIGONE
Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort) Oh! mon chéri, comme j'ai été bête! Tout un soir gaspillé. Un beau soir.

HEMON
Nous aurons d'autres soirs, Antigone.

ANTIGONE
Peut-être pas.

HEMON
Et d'autres disputes aussi. C'est plein de disputes, un bonheur.

ANTIGONE
Un bonheur, oui... Ecoute, Hémon.

HEMON
Oui.

ANTIGONE
Ne ris pas ce matin. Sois grave.

HEMON
Je suis grave.

ANTIGONE
Et serre-moi. Plus fort que tu ne m'as jamais serrée. Que toute ta force s'imprime dans moi.

HEMON
Là. De toute ma force.

ANTIGONE, dans un souffle.
C'est bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis elle commence doucement.) Ecoute, Hémon.

HEMON
Oui.

ANTIGONE
Je voulais te dire ce matin... Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux...

HEMON
Oui.

ANTIGONE
Tu sais, je l'aurais bien défendu contre tout.

HEMON
Oui, Antigone.

ANTIGONE
Oh! Je l'aurais serré si fort qu'il n'aurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du soir qui vient, ni de l'angoisse du plein soleil immobile, ni des ombres... Notre petit garçon, Hémon! Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée -mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. Tu le crois, n'est-ce pas?

HEMON
Oui, mon amour.

ANTIGONE
Et tu crois aussi, n'est-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme?

HEMON, la tient.
J'ai une vraie femme.

ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui.
Oh! tu m'aimais, Hémon, tu m'aimais, tu en es bien sûr, ce soir-là?

HEMON, la berce doucement.
Quel soir?

ANTIGONE
Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille? Tu es sûr que tu n'as jamais regretté depuis, jamais pensé, même tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt dû demander Ismène?

HEMON
Idiote!

ANTIGONE
Tu m'aimes, n'est-ce pas? Tu m'aimes comme une femme? Tes bras qui me serrent ne mentent pas? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m'inonde quand j'ai la tête au creux de ton cou?

HEMON

Oui, Antigone, je t'aime comme une femme.

ANTIGONE
Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit.

HEMON, murmure.
Antigone...

ANTIGONE
Oh! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vérité. je t'en prie. Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt?

HEMON
Oui, Antigone.

ANTIGONE, dans un souffle, après un temps.
Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que j'aurais été très fière d'être ta femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en t'asseyant, sans penser, comme sur une chose bien à toi. (Elle s'est détachée de lui, elle a pris un autre ton.) Voilà. Maintenant, je vais te dire encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il faudra que tu sortes sans me questionner. Même si elles te paraissent extraordinaires, même si elles te font de la peine. Jure-le- moi.

HEMON
Qu'est-ce que tu vas me dire encore?

ANTIGONE
Jure-moi d'abord que tu sortiras sans rien me dire. Sans même me regarder. Si tu m'aimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec son pauvre visage bouleversé.) Tu vois comme je te le demande, jure-le-moi, s'il te plaît, Hémon... C'est la dernière folie que tu auras à me passer.

HEMON
Je te le jure.

ANTIGONE
Merci. Alors, voilà. Hier. d'abord. Tu me demandais tout à l'heure pourquoi j'étais venue avec une robe d'Ismène, ce parfum et ce rouge à lèvres. J'étais bête. Je n'étais pas très sûre que tu me désires vraiment et j'avais fait tout cela pour être un peu plus comme les autres filles, pour te donner envie de moi.

HEMON
C'était pour cela?

ANTIGONE
Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputés et mon mauvais caractère a été le plus fort, je me suis sauvée. (Elle ajoute plus bas.) Mais j'étais venue chez toi pour que tu me prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule, il va parler, elle crie.) Tu m'as juré de ne pas me demander pourquoi. Tu m'as juré, Hémon! (Elle dit plus bas, humblement.) Je t'en supplie... (Et elle ajoute, se détournant, dure.) D'ailleurs, je vais te dire. Je voulais être ta femme quand même parce que je t'aime comme cela, moi, très fort, et que -je vais te faire de la peine, ô mon chéri, pardon!- que jamais, jamais, je ne pourrai t'épouser. (Il est resté muet de stupeur, elle court à la fenêtre, elle crie.) Hémon, tu me l'as juré! Sors. Sors tout de suite sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas vers moi, je me jette par cette fenêtre. Je te le jure, Hémon. Je te le jure sur la tête du petit garçon que nous avons eu tous les deux en rêve, du seul petit garçon que j'aurai jamais. Pars maintenant, pars vite. Tu sauras demain. Tu sauras tout à l'heure. (Elle achève avec un tel désespoir qu'Hémon obéit et s'éloigne.) S'il te plaît, pars, Hémon. C'est tout ce que tu peux faire encore pour moi, si tu m'aimes. (Il est sorti. Elle reste sans bouger, le dos à la salle, puis elle referme la fenêtre, elle vient s'asseoir sur une petite chaise au milieu de la scène, et dit doucement, comme étrangement apaisée.) Voilà. C'est fini pour Hémon, Antigone.

ISMENE, est entrée, appelant.
Antigone!... Ah!, tu es là!

ANTIGONE, sans bouger.
Oui, je suis là.

ISMENE.
Je ne peux pas dormir. J'avais peur que tu sortes, et que tu tentes de l'enterrer malgré le jour. Antigone, ma petite soeur, nous sommes tous là, autour de toi, Hémon, nounou et moi, et Douce, ta chienne Nous t'aimons et nous sommes vivants, nous, nous avons besoin de toi. Polynice est mort et il ne t'aimait pas. Il a toujours été un étranger pour nous, un mauvais frère. Oublie-le, Antigone, comme il nous avait oubliées. Laisse son ombre dure errer éternellement sans sépulture, puisque c'est la loi de Créon. Ne tente pas ce qui est au-dessus de tes forces. Tu braves tout toujours, mais tu es toute petite, Antigone. Reste avec nous, ne va pas là-bas cette nuit, je t'en supplie.

ANTIGONE, s'est levée, un étrange petit sourire sur les lèvres, elle va vers la porte et du seuil, doucement, elle dit...
C'est trop tard. Ce matin, quand tu m'as rencontrée, j'en venais.

Elle est sortie. Ismène la suit avec un cri :

ISMENE
Antigone!

Dès qu'Ismène est sortie, Créon entre par une autre porte avec son page.

CREON
Un garde, dis-tu? Un de ceux qui gardent le cadavre? Fais-le entrer.

Le garde entre. C'est une brute. Pour le moment, il est vert de peur.

LE GARDE, se présente, au garde à vous.
Garde Jonas, de la Deuxième Compagnie.

CREON
Qu'est-ce que tu veux?

LE GARDE
Voilà, chef. On a tiré au sort pour savoir celui qui viendrait. Et le sort est tombé sur moi. Alors, voilà, chef. Je suis venu parce qu'on a pensé qu'il valait mieux qu'il n'y en ait qu'un qui explique, et puis parce qu'on ne pouvait pas abandonner le poste tous les trois. On est les trois du piquet de garde, chef, autour du cadavre.

CREON
Qu'as-tu à me dire?

LE GARDE
On est trois. chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres, c'est Durand et le garde de première classe Boudousse.

CREON
Pourquoi n'est-ce pas le première classe qui est venu?

LE GARDE
N'est-ce pas, chef? Je l'ai dit tout de suite, moi. C'est le première classe qui doit y aller. Quand il n'y a pas de gradé, c'est le première classe qui est responsable. Mais les autres, ils ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que j'aille chercher le première classe, chef?

CREON
Non. Parle, toi, puisque tu es là.

LE GARDE
J'ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire, la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef. Moi, je suis "service". Je ne connais que ce qui est commandé. Mes supérieurs, ils disent toujours : « Avec Jonas, on est tranquille. »


CREON
C'est bon. Parle. De quoi as-tu peur?

LE GARDE
Régulièrement, ça aurait dû être le première classe. Moi je suis proposé première classe, mais je ne suis pas encore promu. Je devais être promu en juin.

CREON
Vas-tu parler, enfin? S'il est arrivé quelque chose, vous êtes tous les trois responsables. Ne cherche plus qui devrait être là.

LE GARDE
Hé bien, voilà, chef : le cadavre... On a veillé, pourtant! On avait la relève de deux heures, la plus dure. Vous savez ce que c'est, au moment où la nuit va finir. Ce plomb entre les yeux, la nuque qui tire, et puis toutes ces ombres qui bougent et le brouillard du petit matin qui se lève... Ah! ils ont bien choisi leur heure!... On était là, on parlait, on battait la semelle... On ne dormait pas, chef, ça, on peut vous le jurer tous les trois qu'on ne dormait pas! D'ailleurs, avec le froid qu'il faisait... Tout d'un coup, moi je regarde le cadavre... On était à deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de même... Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C'est pour ça que mes supérieurs, ils disent : « Avec Jonas... » (Un geste de Créon l'arrête, il crie soudain.) C'est moi qui l'ai vu le premier, chef! Les autres vous le diront, c'est moi qui ai donné le premier l'alarme.

CREON
L'alarme? Pourquoi?

LE GARDE
Le cadavre, chef. Quelqu'un l'avait recouvert. Oh! pas grand-chose. Ils n'avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre... Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours.

CREON, va à lui.
Tu es sûr que ce n'est pas une bête en grattant?

LE GARDE
Non, chef. On a d'abord espéré ça, nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon les rites. C'est quelqu'un qui savait ce qu'il faisait.

CREON
Qui a osé? Qui a été assez fou pour braver ma loi? As-tu relevé des traces?

LE GARDE
Rien, chef. Rien qu'un pas plus léger qu'un passage d'oiseau. Après, en cherchant mieux, le garde Durand a trouvé plus loin une pelle, une petite pelle d'enfant toute vieille, toute rouillée. On a pensé que ça ne pouvait pas être un enfant qui avait fait le coup. Le première classe l'a gardée tout de même pour l'enquête.

CREON, rêve un peu.
Un enfant... L'opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l'ail, soudainement alliés aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque chose au milieu de tout cela... Un enfant! Ils ont dû penser que ce serait plus touchant. Je le vois d'ici, leur enfant, avec sa gueule de tueur appointé et la petite pelle soigneusement enveloppée dans du papier sous sa veste. A moins qu'ils n'aient dressé un vrai enfant, avec des phrases... Une innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes fusils. Un précieux sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va à l'homme.) Mais ils ont des complices, et dans ma garde, peut-être. Ecoute bien, toi...

LE GARDE
Chef, on a fait tout ce qu'on devait faire! Durand s'est assis une demie-heure parce qu'il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le dira.

CREON
A qui avez-vous déjà parlé de cette affaire?

LE GARDE
A personne, chef. On a tout de suite tiré au sort, et je suis venu.

CREON
Ecoute bien. Votre garde est doublée. Renvoyez la relève. Voilà l'ordre. Je ne veux que vous près du cadavre. Et pas un mot. Vous êtes tous coupables d'une négligence, vous serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville qu'on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois.

LE GARDE, gueule.
On n'a pas parlé, chef, je vous le jure! Mais, moi, j'étais ici, et peut-être que les autres, ils l'ont déjà dit à la relève... (Il sue à grosses gouttes, il bafouille.) Chef, j'ai deux enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous témoignerez pour moi que j'étais ici, chef, devant le conseil de guerre. J'étais ici, moi, avec vous! J'ai un témoin! Si on a parlé, ça sera les autres, ça ne sera pas moi! J'ai un témoin, moi!

CREON
Va vite. Si personne ne sait, tu vivras. (Le garde sort en courant. Créon reste un instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant... (Il a pris le petit page par l'épaule.) Viens, petit. Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant... Et puis, la jolie besogne commencera. Tu mourrais, toi, pour moi? Tu crois que tu irais avec ta petite pelle? (Le petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tête.) Oui, bien sûr, tu irais tout de suite, toi aussi... (On l'entend soupirer encore en sortant.) Un enfant...

Ils sont sortis. Le choeur entre.

LE CHOEUR
Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l'on se pose un soir... C'est tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l'un en face de l'autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur - et on dirait un film dont le son s'est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n'est qu'une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence... C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie, on est tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous innocents, en somme! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir ; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, - pas à gémir, non, pas à se plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin!

Antigone est entrée, poussée par les gardes.

LE CHOEUR
Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle- même pour la première fois.

Le choeur disparaît, tandis que les gardes poussent Antigone en scène.

LE GARDE, qui a repris tout son aplomb.
Allez, allez, pas d'histoires! Vous vous expliquerez devant le chef. Moi, je ne connais que la consigne. Ce que vous aviez à faire là, je ne veux pas le savoir. Tout le monde a des excuses, tout le monde a quelque chose à objecter. S'il fallait écouter les gens, s'il fallait essayer de comprendre, on serait propres. Allez, allez! Tenez-la, vous autres, et pas d'histoires! Moi, ce qu'elle a à dire, je ne veux pas le savoir!

ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher, avec leurs sales mains, ils me font mal.

LE GARDE
Leurs sales mains? Vous pourriez être polie, Mademoiselle... Moi, je suis poli.

ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille d'Oedipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai pas.

LE GARDE
La fille d'Oedipe, oui! Les putains qu'on ramasse à la garde de nuit, elles disent aussi de se méfier, qu'elles sont la bonne amie du préfet de police!

Ils rigolent.

ANTIGONE
Je veux bien mourir, mais pas qu'ils me touchent!

LE GARDE
Et les cadavres, dis, et la terre, ça ne te fait pas peur à toucher? Tu dis « leurs sales mains »! Regarde un peu les tiennes.

Antigone regarde ses mains tenues par les menottes avec un petit sourire. Elles sont pleines de terre.

LE GARDE
On te l'avait prise, ta pelle? Il a fallu que tu refasses ça avec tes ongles, la deuxième fois? Ah! cette audace. Je tourne le dos une seconde, je te demande une chique, et allez, le temps de me la caler dans la joue, le temps de dire merci, elle était là, à gratter comme une petite hyène. Et en plein jour! Et c'est qu'elle se débattait, cette garce, quand j'ai voulu la prendre! C'est qu'elle voulait me sauter aux yeux! Elle criait qu'il fallait qu'elle finisse... C'est une folle, oui!

LE DEUXIEME GARDE
J'en ai arrêté une autre, de folle, l'autre jour. Elle montrait son cul aux gens

LE GARDE
Dis, Boudousse, qu'est-ce qu'on va se payer comme gueuleton tous les trois, pour fêter ça!

LE DEUXIEME GARDE
Chez la Tordue. Il est bon, son rouge.

LE TROISIEME GARDE
On a quartier libre, dimanche. Si on emmenait les femmes?

LE GARDE
Non, entre nous qu'on rigole... Avec les femmes, il y a toujours des histoires, et puis les moutards qui veulent pisser. Ah! dis, Boudousse, tout à l'heure, on ne croyait pas qu'on aurait envie de rigoler comme ça, nous autres!

LE DEUXIEME GARDE
Ils vont peut-être nous donner une récompense.

LE GARDE
Ça se peut, si c'est important.

LE DEUXIEME GARDE
Flanchard, de la Troisième, quand il a mis la main sur l'incendiaire, le mois dernier, il a eu le mois double.

LE TROISIEME GARDE
Ah, dis donc! Si on a le mois double, je propose : au lieu d'aller chez la Tordue, on va au Palais arabe.

LE GARDE
Pour boire? T'es pas fou? Ils te vendent la bouteille le double au Palais. Pour monter, d'accord. Ecoutez-moi, je vais vous dire : on va d'abord chez la Tordue, on se les cale comme il faut et après on va au Palais. Dis, Boudousse, tu te rappelles la grosse, du palais?

LE DEUXIEME GARDE
Ah! ce que t'étais saoul, toi, ce jour-là!

LE TROISIEME GARDE
Mais nos femmes, si on a le mois double, elles le sauront. Si ça se trouve, on sera peut-être publiquement félicités.

LE GARDE
Alors, on verra. La rigolade c'est autre chose. S'il y a une cérémonie dans la cour de la caserne, comme pour les décorations, les femmes viendront aussi, et les gosses. Et alors on ira tous chez la Tordue.

LE DEUXIEME GARDE
Oui, mais il faudra lui commander le menu d'avance.

ANTIGONE, demande d'une petite voix.
Je voudrais m'asseoir un peu, s'il vous plaît.

LE GARDE, après un temps de réflexion.
C'est bon, qu'elle s'asseye. Mais ne la lâchez pas, vous autres.

Créon entre, le garde gueule aussitôt.

LE GARDE
Garde à vous!

CREON, s'est arrêté, surpris.
Lâchez cette jeune fille. Qu'est-ce que c'est?

LE GARDE
C'est le piquet de garde, chef. On est venu avec les camarades.

CREON
Qui garde le corps?

LE GARDE
On a appelé la relève, chef.

CREON
Je t'avais dit de la renvoyer! Je t'avais dit de ne rien dire.

LE GARDE
On n'a rien dit, chef. Mais comme on a arrêté celle-là, on a pensé qu'il fallait qu'on vienne. Et cette fois on n'a pas tiré au sort. On a préféré venir tous les trois.

CREON
Imbéciles! (A Antigone.) Où t'ont-ils arrêtée?

LE GARDE
Près du cadavre, chef.

CREON
Qu'allais-tu faire près du cadavre de ton frère? Tu savais que j'avais interdit de l'approcher.

LE GARDE
Ce qu'elle faisait, chef? C'est pour ça qu'on vous l'amène. Elle grattait la terre avec ses mains. Elle était en train de le recouvrir encore une fois.

CREON
Sais-tu bien ce que tu es en train de dire, toi?

LE GARDE
Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait dégagé le corps à mon retour ; mais avec le soleil qui chauffait, comme il commençait à sentir, on s'est mis sur une petite hauteur, pas loin, pour être dans le vent. On se disait qu'en plein jour on ne risquait rien. Pourtant, on avait décidé, pour être plus sûrs, qu'il y en aurait toujours un de nous trois qui le regarderait. Mais à midi, en plein soleil, et puis avec l'odeur qui montait depuis que le vent était tombé, c'était comme un coup de massue. J'avais beau écarquiller les yeux, ça tremblait comme de la gélatine, je voyais plus. Je vais au camarade lui demander une chique, pour passer ça... Le temps que je me la cale à la joue, chef, le temps que je lui dise merci, je me retourne : elle était là à gratter avec ses mains. En plein jour! Elle devait bien penser qu'on ne pouvait pas ne pas la voir. Et quand elle a vu que je lui courais dessus, vous croyez qu'elle s'est arrêtée, qu'elle a essayé de se sauver, peut-être? Non. Elle a continué de toutes ses forces aussi vite qu'elle pouvait, comme si elle ne me voyait pas arriver. Et quand je l'ai empoignée, elle se débattait comme une diablesse, elle voulait continuer encore, elle me criait de la laisser, que le corps n'était pas encore tout à fait recouvert

CREON, à Antigone.
C'est vrai?

ANTIGONE
Oui, c'est vrai.

LE GARDE
On a découvert le corps, comme de juste, et puis on a passé la relève, sans parler de rien, et on est venu vous l'amener, chef. Voilà.

CREON
Et cette nuit, la première fois, c'était toi aussi?

ANTIGONE
Oui. C'était moi. Avec une petite pelle de fer qui nous servait à faire des châteaux de sable sur la plage, pendant les vacances. C'était justement la pelle de Polynice. Il avait gravé son nom au couteau sur le manche. C'est pour cela que je l'ai laissée près de lui. Mais ils l'ont prise. Alors la seconde fois, j'ai dû recommencer avec mes mains.

LE GARDE
On aurait dit une petite bête qui grattait. Même qu'au premier coup d'|il, avec l'air chaud qui tremblait, le camarade dit : « Mais non, c'est une bête. » « Penses-tu, je lui dis, c'est trop fin pour une bête. C'est une fille. »


CREON
C'est bien. On vous demandera peut-être un rapport tout à l'heure. Pour le moment, laissez-moi seul avec elle. Conduis ces hommes à côté, petit. Et qu'ils restent au secret jusqu'à ce que je revienne les voir.

LE GARDE
Faut-il lui remettre les menottes, chef?

CREON
Non.

Les gardes sont sortis, précédés par le petit page. Créon et Antigone sont seuls l'un en face de l'autre.

CREON
Avais-tu parlé de ton projet à quelqu'un?

ANTIGONE
Non.

CREON
As-tu rencontré quelqu'un sur ta route?

ANTIGONE
Non, personne.

CREON
Tu es bien sûre?

ANTIGONE
Oui.

CREON
Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu n'es pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes.

ANTIGONE
Pourquoi? Puisque vous savez bien que je recommencerai.

Un silence. Ils se regardent.

CREON
Pourquoi as-tu tenté d'enterrer ton frère?

ANTIGONE
Je le devais.

CREON
Je l'avais interdit.

ANTIGONE, doucement.
Je le devais tout de même. Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré harassé d'une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit... Polynice aujourd'hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère, et Etéocle aussi, l'attendent. Il a droit au repos.

CREON
C'était un révolté et un traître, tu le savais.

ANTIGONE
C'était mon frère.

CREON
Tu avais entendu proclamer l'édit aux carrefours, tu avais lu l'affiche sur tous les murs de la ville?

ANTIGONE
Oui.

CREON
Tu savais le sort qui était promis à celui, quel qu'il soit, qui oserait lui rendre les honneurs funèbres?

ANTIGONE
Oui, je le savais.

CREON
Tu as peut-être cru que d'être la fille d'Oedipe, la fille de l'orgueil d'Oedipe, c'était assez pour être au-dessus de la loi.

ANTIGONE
Non. Je n'ai pas cru cela.

CREON
La loi est d'abord faite pour toi, Antigone, la loi est d'abord faite pour les filles des rois!

ANTIGONE
Si j'avais été une servante en train de faire sa vaisselle, quand j'ai entendu lire l'édit, j'aurais essuyé l'eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer mon frère.

CREON
Ce n'est pas vrai. Si tu avais été une servante, tu n'aurais pas douté que tu allais mourir et tu serais restée à pleurer ton frère chez toi. Seulement tu as pensé que tu étais de race royale, ma nièce et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu'il arrive, je n'oserais pas te faire mourir.

ANTIGONE
Vous vous trompez. J'étais certaine que vous me feriez mourir au contraire.

CREON, la regarde et murmure soudain.
L'orgueil d'Oedipe. Tu es l'orgueil d'Oedipe. Oui, maintenant que je l'ai trouvé au fond de tes yeux, je te crois. Tu as dû penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un dénouement tout naturel pour toi, orgueilleuse! Pour ton père non plus - je ne dis pas le bonheur, il n'en était pas question le malheur humain, c'était trop peu. L'humain vous gêne aux entournures de la famille. Il vous faut un tête à tête avec le destin et la mort. Et tuer votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent? Et comme on les boit goulûment quand on s'appelle Oedipe, ou Antigone. Et le plus simple, après, c'est encore de se crever les yeux et d'aller mendier avec ses enfants sur les routes... Hé bien, non. Ces temps sont révolus pour Thèbes. Thèbes a droit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m'appelle seulement Créon, Dieu merci. J'ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, j'ai résolu, avec moins d'ambition que ton père, de m'employer tout simplement à rendre l'ordre de ce monde un peu moins absurde, si c'est possible. Ce n'est même pas une aventure, c'est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire, je vais le faire... Et si demain un messager crasseux dévale du fond des montagnes pour m'annoncer qu'il n'est pas très sûr non plus de ma naissance, je le prierai tout simplement de s'en retourner d'où il vient et je ne m'en irai pas pour si peu regarder ta tante sous le nez et me mettre à confronter les dates. Les rois ont autre chose à faire que du pathétique personnel, ma petite fille. (Il a été à elle, il lui prend le bras.) Alors, écoute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille d'Oedipe, soit, mais tu as vingt ans et il n'y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain sec et une paire de gifles. (Il la regarde, souriant.) Te faire mourir! Tu ne t'es pas regardée, moineau! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutôt, pour faire un gros garçon à Hémon. Thèbes en a besoin plus que de ta mort, je te l'assure. Tu vas rentrer chez toi tout de suite, faire ce que je t'ai dit et te taire. Je me charge du silence des autres. Allez, va! Et ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une brute, c'est entendu, et tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque. Mais je t'aime bien tout de même, avec ton sale caractère. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai fait cadeau de ta première poupée, il n'y a pas si longtemps.

Antigone ne répond pas. Elle va sortir. Il l'arrête.

CREON
Antigone! C'est par cette porte qu'on regagne ta chambre. Où t'en vas-tu par là?

ANTIGONE, s'est arrêtée, elle lui répond doucement, sans forfanterie.
Vous le savez bien...

Un silence. Ils se regardent encore debout l'un en face de l'autre.

CREON, murmure, comme pour lui.
Quel jeu joues-tu?

ANTIGONE
Je ne joue pas.

CREON
Tu ne comprends donc pas que si quelqu'un d'autre que ces trois brutes sait tout à l'heure ce que tu as tenté de faire, je serai obligé de te faire mourir? Si tu te tais maintenant, si tu renonces à cette folie, j'ai une chance de te sauver, mais je ne l'aurai plus dans cinq minutes. Le comprends-tu?

ANTIGONE
Il faut que j'aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert.

CREON
Tu irais refaire ce geste absurde? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice et, même si tu parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que peux-tu donc sinon t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre?

ANTIGONE
Rien d'autre que cela, je le sais. Mais cela, du moins, je le peux. Et il faut faire ce que l'on peut.

CREON
Tu y crois donc vraiment ,toi, à cet enterrement dans les règles? A cette ombre de ton frère condamnée à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de terre avec la formule du prêtre? Tu leur a déjà entendu la réciter, aux prêtres de Thèbes, la formule? Tu as vu ces pauvres têtes d'employés fatigués écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi?

ANTIGONE
Oui, je les ai vus.

CREON
Est-ce que tu n'as jamais pensé alors que si c'était un être que tu aimais vraiment, qui était là, couché dans cette boîte, tu te mettrais à hurler tout d'un coup? A leur crier de se taire, de s'en aller?

ANTIGONE
Si, je l'ai pensé.

CREON
Et tu risques la mort maintenant parce que j'ai refusé à ton frère ce passeport dérisoire, ce bredouillage en série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été la première à avoir honte et mal si on l'avait jouée. C'est absurde!

ANTIGONE
Oui, c'est absurde.

CREON
Pourquoi fais-tu ce geste, alors? Pour les autres, pour ceux qui y croient? Pour les dresser contre moi?

ANTIGONE
Non.

CREON
Ni pour les autres, ni pour ton frère? Pour qui alors?

ANTIGONE
Pour personne. Pour moi.

CREON, la regarde en silence.
Tu as donc bien envie de mourir? Tu as l'air d'un petit gibier pris.

ANTIGONE
Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes un être humain, faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n'aurai pas du courage éternellement, c'est vrai.

CREON, se rapproche.
Je veux te sauver, Antigone.

ANTIGONE
Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.

CREON
Tu crois?

ANTIGONE
Ni me sauver, ni me contraindre.

CREON
Orgueilleuse! Petite Oedipe!

ANTIGONE
Vous pouvez seulement me faire mourir.

CREON
Et si je te fais torturer?

ANTIGONE
Pourquoi? Pour que je pleure, que je demande grâce, pour que je jure tout ce qu'on voudra, et que je recommence après, quand je n'aurai plus mal?

CREON, lui serre le bras.
Ecoute-moi bien. J'ai le mauvais rôle, c'est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n'en profite tout de même pas trop, petite peste... Si j'étais une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu'on t'aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois que je te laisse parler au lieu d'appeler mes soldats ; alors, tu nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie?

ANTIGONE
Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.

CREON, qui serre plus fort.
Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, j'en profite aussi.

ANTIGONE, pousse un petit cri.
Aïe!

CREON, dont les yeux rient.
C'est peut-être ce que je devrais faire après tout, tout simplement, te tordre le poignet, te tirer les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il redevient grave. Il lui dit tout près.) Je suis ton oncle, c'est entendu, mais nous ne sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas drôle, tout de même, ce roi bafoué qui t'écoute, ce vieil homme qui peut tout et qui en a vu tuer d'autres, je t'assure, et d'aussi attendrissants que toi, et qui est là, à se donner toute cette peine pour essayer de t'empêcher de mourir?

ANTIGONE, après un temps.
Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même plus mal. Je n'ai plus de bras.

CREON, la regarde et la lâche avec un petit sourire. Il murmure.
Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au milieu de la pièce. Il enlève sa veste, il s'avance vers elle, lourd, puissant, en bras de chemise.) Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l'assure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui t'enflamme, ce n'est qu'une histoire de politique. D'abord, je ne suis pas tendre, mais je suis délicat ; j'aime ce qui est propre, net, bien lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil? Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le coeur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C'est ignoble, et je peux même le dire à toi, c'est bête, monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps. Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l'hygiène! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois.

ANTIGONE
Vous êtes odieux!

CREON
Oui mon petit. C'est le métier qui le veut. Ce qu'on peut discuter c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.

ANTIGONE
Pourquoi le faites-vous?

CREON
Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant...

ANTIGONE
Il fallait dire non, alors!

CREON
Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

ANTIGONE
Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui »! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».

CREON
Ecoute-moi.

ANTIGONE
Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.

CREON
Tu m'amuses.

ANTIGONE
Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.

CREON, sourdement.
Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut- être, refuser une tombe à mon frère? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu?

CREON
Je te l'ai dit.

ANTIGONE
Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi!

CREON
Oui, c'est cela!

ANTIGONE
Pauvre Créon! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

CREON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.

ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant!

CREON, la secoue soudain, hors de lui.
Mais, bon Dieu! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère... Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela?

ANTIGONE, secoue la tête.
Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.

CREON
C'est facile de dire non!

ANTIGONE
Pas toujours.

CREON
Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu'on vous tue. C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s'en perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.

ANTIGONE
Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes! Ce serait si simple.

Un silence, Créon la regarde.

CREON
Tu me méprises, n'est-ce pas? (Elle ne répond pas, il continue comme pour lui.) C'est drôle : Je l'ai souvent imaginé, ce dialogue avec un petit jeune homme pâle qui aurait essayé de me tuer et dont je ne pourrais rien tirer après que du mépris. Mais je ne pensais pas que ce serait avec toi et pour quelque chose d'aussi bête... (Il a pris sa tête dans ses mains. On sent qu'il est à bout de forces.) Ecoute-moi tout de même pour la dernière fois. Mon rôle n'est pas bon, mais c'est mon rôle, et je vais te faire tuer. Seulement, avant, je veux que toi aussi tu sois bien sûre du tien. Tu sais pourquoi tu vas mourir, Antigone? Tu sais au bas de quelle histoire sordide tu vas signer pour toujours ton petit nom sanglant?

ANTIGONE
Quelle histoire?

CREON
Celle d'Etéocle et de Polynice, celle de tes frères. Non, tu crois la savoir, tu ne la sais pas. Personne ne la sait dans Thèbes, que moi. Mais il me semble que toi, ce matin, tu as aussi le droit de l'apprendre. (Il rêve un temps, la tête dans ses mains, accoudé sur ses genoux. On l'entend murmurer.) Ce n'est pas bien beau, tu vas voir. (Et il commence sourdement sans regarder Antigone.) Que te rappelles-tu de tes frères, d'abord? Deux compagnons de jeux qui te méprisaient sans doute, qui te cassaient tes poupées, se chuchotant éternellement des mystères à l'oreille l'un de l'autre pour te faire enrager?

ANTIGONE
C'étaient des grands...

CREON
Après, tu as dû les admirer avec leurs premières cigarettes, leurs premiers pantalons longs ; et puis ils ont commencé à sortir le soir, à sentir l'homme, et ils ne t'ont plus regardée du tout.

ANTIGONE
J'étais une fille...

CREON
Tu voyais bien ta mère pleurer, ton père se mettre en colère, tu entendais claquer les portes à leur retour et leurs ricanements dans les couloirs. Et ils passaient devant toi, goguenards et veules, sentant le vin.

ANTIGONE
Une fois, je m'étais cachée derrière une porte, c'était le matin, nous venions de nous lever, et eux, ils rentraient. Polynice m'a vue, il était tout pâle, les yeux brillants et si beau dans son vêtement du soir! Il m'a dit : « Tiens, tu es là, toi? » Et il m'a donné une grande fleur de papier qu'il avait rapportée de sa nuit.

CREON
Et tu l'as conservée, n'est-ce pas, cette fleur? Et hier, avant de t'en aller, tu as ouvert ton tiroir et tu l'as regardée, longtemps, pour te donner du courage?

ANTIGONE, tressaille.
Qui vous a dit cela?

CREON
Pauvre Antigone, avec ta fleur de cotillon! Sais-tu qui était ton frère?

ANTIGONE
Je savais que vous me diriez du mal de lui en tout cas!

CREON
Un petit fêtard imbécile, un petit carnassier dur et sans âme, une petite brute tout juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus d'argent dans les bars. Une fois, j'étais là, ton père venait de lui refuser une grosse somme qu'il avait perdue au jeu ; il est devenu tout pâle et il a levé le poing en criant un mot ignoble!

ANTIGONE
Ce n'est pas vrai!

CREON
Son poing de brute à toute volée dans le visage de ton père! C'était pitoyable. Ton père était assis à sa table, la tête dans ses mains. Il saignait du nez. Il pleurait. Et, dans un coin du bureau, Polynice, ricanant, qui allumait une cigarette.

ANTIGONE, supplie presque maintenant.
Ce n'est pas vrai!

CREON
Rappelle-toi, tu avais douze ans. Vous ne l'avez pas revu pendant longtemps. C'est vrai, cela?

ANTIGONE, sourdement.
Oui, c'est vrai.

CREON
C'était après cette dispute. Ton père n'a pas voulu le faire juger. Il s'est engagé dans l'armée argienne. Et, dès qu'il a été chez les Argiens, la chasse à l'homme a commencé contre ton père, contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume. Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient toujours par avouer qu'ils avaient reçu de l'argent de lui. Pas seulement de lui, d'ailleurs. Car c'est cela que je veux que tu saches, les coulisses de ce drame où tu brûles de jouer un rôle, la cuisine. J'ai fait faire hier des funérailles grandioses à Etéocle. Etéocle est un héros et un saint pour Thèbes maintenant. Tout le peuple était là. Les enfants des écoles ont donné tous les sous de leur tirelire pour la couronne ; des vieillards, faussement émus, ont magnifié, avec des trémolos dans la voix, le bon frère, le fils d'Oedipe, le prince royal. Moi aussi, j'ai fait un discours. Et tous les prêtres de Thèbes au grand complet, avec la tête de circonstance. Et les honneurs militaires... Il fallait bien. Tu penses que je ne pouvais tout de même pas m'offrir le luxe d'une crapule dans les deux camps. Mais je vais te dire quelque chose, à toi, quelque chose que je sais seul, quelque chose d'effroyable : Etéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant. Oui, crois-tu que c'est drôle? Cette trahison pour laquelle le corps de Polynice est en train de pourrir au soleil, j'ai la preuve maintenant qu'Etéocle, qui dort dans son tombeau de marbre, se préparait, lui aussi, à la commettre. C'est un hasard si Polynice a réussi son coup avant lui. Nous avions affaire à deux larrons en foire qui se trompaient l'un l'autre en nous trompant et qui se sont égorgés comme deux petits voyous qu'ils étaient, pour un règlement de comptes... Seulement, il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un d'eux. Alors, j'ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés embrassés - pour la première fois de leur vie sans doute. Ils s'étaient embrochés mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argienne leur avait passé dessus. Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables. J'ai fait ramasser un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je t'assure que cela m'est bien égal.

Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement :

ANTIGONE
Pourquoi m'avez-vous raconté cela?

Créon se lève, remet sa veste.

CREON
Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire?

ANTIGONE
Peut-être. Moi, je croyais.

Il y a un silence encore. Créon s'approche d'elle.

CREON Qu'est-ce que tu vas faire maintenant?

ANTIGONE, se lève comme une somnambule.
Je vais remonter dans ma chambre.

CREON
Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.

ANTIGONE, dans un souffle.
Oui.

CREON
Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore.

ANTIGONE
Oui.

CREON
Rien d'autre ne compte. Et tu allais le gaspiller! Je te comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que je buvais tes paroles. J'écoutais du fond du temps un petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner lui aussi... Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.

ANTIGONE, murmure, le regard perdu.
Le bonheur...

CREON, a un peu honte soudain.
Un pauvre mot, hein?

ANTIGONE
Quel sera-t-il, mon bonheur? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard?

CREON, hausse les épaules.
Tu es folle, tais-toi.

ANTIGONE
Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.

CREON
Tu aimes Hémon?

ANTIGONE
Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.

CREON
Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

ANTIGONE
Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

CREON, la secoue.
Te tairas-tu, enfin?

ANTIGONE
Pourquoi veux-tu me faire taire? Parce que tu sais que j'ai raison? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

CREON
Le tien et le mien, oui, imbécile!

ANTIGONE
Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, -et que ce soit entier- ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite -ou mourir.

CREON
Allez, commence, commence, comme ton père!

ANTIGONE
Comme mon père, oui! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir!

CREON
Tais-toi! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.

ANTIGONE
Oui, je suis laide! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur! C'est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l'oeil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers!

CREON, lui broie le bras.
Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends?

ANTIGONE
Tu m'ordonnes, cuisinier? Tu crois que tu peux m'ordonner quelque chose?

CREON
L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre? On va t'entendre.

ANTIGONE
Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre!

CREON, qui essaie de lui fermer la bouche de force.
Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu?

ANTIGONE, se débat.
Allons vite, cuisinier! Appelle tes gardes!

La porte s'ouvre. Entre Ismène.

ISMENE, dans un cri.
Antigone!

ANTIGONE
Qu'est-ce que tu veux, toi aussi?

ISMENE
Antigone, pardon! Antigone, tu vois, je viens, j'ai du courage. J'irai maintenant avec toi.

ANTIGONE
Où iras-tu avec moi?

ISMENE
Si vous la faites mourir, il faudra me faire mourir avec elle!

ANTIGONE
Ah! non. Pas maintenant. Pas toi! C'est moi, c'est moi seule. Tu ne te figures pas que tu vas venir mourir avec moi maintenant. Ce serait trop facile!

ISMENE
Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux pas rester sans toi!

ANTIGONE
Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi maintenant avec tes jérémiades. Il fallait y aller ce matin, à quatre pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles pendant qu'ils étaient tout près et te faire empoigner par eux comme une voleuse!

ISMENE
He bien, j'irai demain!

ANTIGONE
Tu l'entends, Créon? Elle aussi. Qui sait si cela ne va pas prendre à d'autres encore, en m'écoutant? Qu'est-ce que tu attends pour me faire taire, qu'est-ce que tu attends pour appeler tes gardes? Allons, Créon, un peu de courage, ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Allons, cuisinier, puisqu'il le faut!

CREON, crie soudain.
Gardes!

Les gardes apparaissent aussitôt.

CREON
Emmenez-la.

ANTIGONE, dans un grand cri soulagé.
Enfin, Créon!

Les gardes se jettent sur elle et l'emmènent. Ismène sort en criant derrière elle.

ISMENE
Antigone! Antigone!

Créon est resté seul, le choeur entre et va à lui.

LE CHOEUR
Tu es fou, Créon. Qu'as-tu fait?

CREON, qui regarde au loin devant lui.
Il fallait qu'elle meure.

LE CHOEUR
Ne laisse pas mourir Antigone, Créon! Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles.

CREON
C'est elle qui voulait mourir. Aucun de nous n'était assez fort pour la décider à vivre. Je le comprends, maintenant, Antigone était faite pour être morte. Elle-même ne le savait peut-être pas, mais Polynice n'était qu'un prétexte. Quand elle a dû y renoncer, elle a trouvé autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, c'était de refuser et de mourir.

LE CHOEUR
C'est une enfant, Créon.

CREON
Que veux-tu que je fasse pour elle? La condamner à vivre?

HEMON, entre en criant.
Père!

CREON, court à lui, l'embrasse.
Oublie-la, Hémon ; oublie-la, mon petit.

HEMON
Tu es fou, père. Lâche-moi.

CREON, le tient plus fort.
J'ai tout essayé pour la sauver, Hémon. J'ai tout essayé, je te le jure. Elle ne t'aime pas. Elle aurait pu vivre. Elle a préféré sa folie et la mort.

HEMON, crie, tentant de s'arracher à son étreinte.
Mais, père, tu vois bien qu'ils l'emmènent! Père, ne laisse pas ces hommes l'emmener!

CREON
Elle a parlé maintenant. Tout Thèbes sait ce qu'elle a fait. Je suis obligé de la faire mourir.

HEMON, s'arrache de ses bras.
Lâche-moi!

Un silence. Ils sont l'un en face de l'autre. Ils se regardent.

LE CHOEUR, s'approche.
Est-ce qu'on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu'elle est folle, l'enfermer?

CREON
Ils diront que ce n'est pas vrai. Que je la sauve parce qu'elle allait être la femme de mon fils. Je ne peux pas.

LE CHOEUR
Est-ce qu'on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain?

CREON
La foule sait déjà, elle hurle autour du palais. je ne peux pas.

HEMON
Père, la foule n'est rien. Tu es le maître.

CREON
Je suis le maître avant la loi. Plus après.

HEMON
Père, je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser prendre.

CREON
Si, Hémon. Si, mon petit. Du courage. Antigone ne peut plus vivre. Antigone nous a déjà quittés tous.

HEMON
Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans elle? Crois-tu que je l'accepterai, votre vie? Et tous les jours, depuis le matin jusqu'au soir, sans elle. Et votre agitation, votre bavardage, votre vide, sans elle.

CREON
Il faudra bien que tu acceptes, Hémon. Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d'être un homme. Pour toi, c'est aujourd'hui... Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton coeur qui te fait mal - mon petit garçon, pour la dernière fois... Quand tu te seras détourné, quand tu auras franchi ce seuil tout à l'heure, ce sera fini.

HEMON, recule un peu, et dit doucement.
C'est déjà fini.

CREON
Ne me juge pas, Hémon. Ne me juge pas, toi aussi.

HEMON, le regarde, et dit soudain.
Cette grande force et ce courage, ce dieu géant qui m'enlevait dans ses bras et me sauvait des monstres et des ombres, c'était toi? Cette odeur défendue et ce bon pain du soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau, c'était toi, tu crois?

CREON, humblement.
Oui, Hémon.

HEMON.
Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros, c'était donc pour en arriver là? Etre un homme, comme tu dis, et trop heureux de vivre?

CREON
Oui, Hémon.

HEMON, crie soudain comme un enfant, se jetant dans ses bras.
Père, ce n'est pas vrai! Ce n'est pas toi, ce n'est pas aujourd'hui! Nous ne sommes pas tous les deux au pied de ce mur où il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi, comme lorsque j'étais petit. Ah! je t'en supplie, père, que je t'admire, que je t'admire encore! Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus t'admirer.

CREON, le détache de lui.
On est tout seul, Hémon. Le monde est nu. Et tu m'as admiré trop longtemps. Regarde-moi, c'est cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour.

HEMON, le regarde, puis recule en criant.
Antigone! Antigone! Au secours!

Il est sorti en courant.

LE CHOEUR, va à Créon.
Créon, il est sorti comme un fou.

CREON, qui regarde au loin, droit devant lui, immobile.
Oui. Pauvre petit, il l'aime.

LE CHOEUR
Créon, il faut faire quelque chose.

CREON
Je ne peux plus rien.

LE CHOEUR
Il est parti, touché à mort.

CREON, sourdement.
Oui, nous sommes tous touchés à mort.

Antigone entre dans la pièce, poussée par les gardes qui s'arc-boutent contre la porte, derrière laquelle on devine la foule hurlante.

LE GARDE
Chef, ils envahissent le palais!

ANTIGONE
Créon, je ne veux plus voir leurs visages, je ne veux plus entendre leurs cris, je ne veux plus voir personne! Tu as ma mort maintenant, c'est assez. Fais que je ne voie plus personne jusqu'à ce que ce soit fini.

CREON, sort en criant aux gardes.
La garde aux portes! Qu'on vide le palais! Reste ici avec elle, toi.

Les deux autres gardes sortent, suivis par le choeur. Antigone reste seule avec le premier garde. Antigone le regarde.

ANTIGONE, dit soudain.
Alors, c'est toi?

LE GARDE
Qui, moi?

ANTIGONE
Mon dernier visage d'homme.

LE GARDE
Faut croire.

ANTIGONE
Que je te regarde...

LE GARDE, s'éloigne, gêné.
Ça va.

ANTIGONE
C'est toi qui m'as arrêtée, tout à l'heure?

LE GARDE
Oui, c'est moi.

ANTIGONE
Tu m'as fait mal. Tu n'avais pas besoin de me faire mal. Est-ce que j'avais l'air de vouloir me sauver?

LE GARDE
Allez. allez, pas d'histoires! Si ce n'était pas vous, c'était moi qui y passais.

ANTIGONE
Quel âge as-tu?

LE GARDE
Trente-neuf ans.

ANTIGONE
Tu as des enfants?

LE GARDE
Oui, deux.

ANTIGONE
Tu les aimes?

LE GARDE
Cela ne vous regarde pas.

Il commence à faire les cent pas dans la pièce : pendant un moment on n'entend plus que le bruit de ses pas.

ANTIGONE, demande tout humble.
Il y a longtemps que vous êtes garde?

LE GARDE
Après la guerre. J'étais sergent. J'ai rengagé.

ANTIGONE
Il faut être sergent pour être garde?

LE GARDE
En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le peloton spécial. Devenu garde, le sergent perd son grade. Un exemple : je rencontre une recrue de l'armée, elle ne peut pas me saluer.

ANTIGONE
Ah oui?

LE GARDE
Oui. Remarquez que, généralement, elle le fait. La recrue sait que le garde est un gradé. Question solde : on a la solde ordinaire du garde, comme ceux du peloton spécial, et, pendant six mois, à titre de gratification, un rappel de supplément de la solde de sergent. Seulement, comme gardes, on a d'autres avantages. Logement, chauffage, allocations. Finalement, le garde marié avec deux enfants arrive à se faire plus que le sergent de l'active.

ANTIGONE
Ah oui?

LE GARDE
Oui. C'est ce qui vous explique la rivalité entre le garde et le sergent. Vous avez peut-être pu remarquer que le sergent affecte de mépriser le garde. Leur grand argument, c'est l'avancement. D'un sens, c'est juste. L'avancement du garde est plus lent et plus difficile que dans l'armée. Mais vous ne devez pas oublier qu'un brigadier des gardes, c'est autre chose qu'un sergent chef.

ANTIGONE, lui dit soudain.
Ecoute...

LE GARDE
Oui.

ANTIGONE
Je vais mourir tout à l'heure.

Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au bout d'un moment, il reprend.

LE GARDE
D'un autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le sergent de l'active. Le garde, c'est un soldat, mais c'est presque un fonctionnaire.

ANTIGONE
Tu crois qu'on a mal pour mourir?

LE GARDE
Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n'ai pas été blessé. Et, d'un sens, ça m'a nui pour l'avancement.

ANTIGONE
Comment vont-ils me faire mourir?

LE GARDE
Je ne sais pas. Je crois que j'ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou.

ANTIGONE
Vivante?

LE GARDE
Oui, d'abord.

Un silence. Le garde se fait une chique.

ANTIGONE
O tombeau! O lit nuptial! O ma demeure souterraine!... (Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule...

LE GARDE, qui a fini sa chique.
Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle de corvée encore pour ceux qui seront de faction. Il avait d'abord été question d'y mettre l'armée. Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que c'est encore la garde qui fournira les piquets. Elle a bon dos, la garde! Etonnez-vous après qu'il existe une jalousie entre le garde et le sergent d'active...

ANTIGONE, murmure, soudain lasse.
Deux bêtes...

LE GARDE
Quoi, deux bêtes?

ANTIGONE
Des bêtes se serreraient l'une contre l'autre pour se faire chaud. Je suis toute seule.

LE GARDE
Si vous avez besoin de quelque chose, c'est différent. Je peux appeler.

ANTIGONE
Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à quelqu'un quand je serai morte.

LE GARDE
Comment ça, une lettre?

ANTIGONE
Une lettre que j'écrirai.

LE GARDE
Ah! ça non! Pas d'histoires! Une lettre! Comme vous y allez, vous! Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là!

ANTIGONE
Je te donnerai cet anneau si tu acceptes.

LE GARDE
C'est de l'or?

ANTIGONE
Oui. C'est de l'or.

LE GARDE
Vous comprenez, si on me fouille, moi, c'est le conseil de guerre. Cela vous est égal, à vous? (Il regarde encore la bague.) Ce que je peux, si vous voulez, c'est écrire sur mon carnet ce que vous auriez voulu dire. Après, j'arracherai la page. De mon écriture, ce n'est pas pareil.

ANTIGONE, a les yeux fermés : elle murmure avec un pauvre rictus.
Ton écriture...(Elle a un petit frisson.) C'est trop laid, tout cela, tout est trop laid.

LE GARDE, vexé, fait mine de rendre la bague.
Vous savez, si vous ne voulez pas, moi...

ANTIGONE
Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite... J'ai peur que nous n'ayons plus le temps... Ecris : « Mon chéri... »


LE GARDE, qui a pris son carnet et suce sa mine.
C'est pour votre bon ami?

ANTIGONE
Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer...

LE GARDE, répète lentement de sa grosse voix en écrivant.
« Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer... »


ANTIGONE
Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J'ai peur...

LE GARDE, qui peine sur sa dictée.
« Créon avait raison, c'est terrible... »


ANTIGONE
Oh! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre...

LE GARDE, s'arrête.
Eh! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que j'écrive? Il faut le temps tout de même...

ANTIGONE
Où en étais-tu?

LE GARDE, se relit.
« C'est terrible maintenant à côté de cet homme... »


ANTIGONE
Je ne sais plus pourquoi je meurs.

LE GARDE, écrit, suçant sa mine.
« Je ne sais plus pourquoi je meurs... » On ne sait jamais pourquoi on meurt.

ANTIGONE, continue.
J'ai peur... (Elle s'arrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C'est comme s'ils devaient me voir nue et me toucher quand je serais morte. Mets seulement : « Pardon. »


LE GARDE
Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place?

ANTIGONE
Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime...

LE GARDE
« Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime... » C'est tout?

ANTIGONE
Oui, c'est tout.

LE GARDE
C'est une drôle de lettre.

ANTIGONE
Oui, c'est une drôle de lettre.

LE GARDE
Et c'est à qui qu'elle est adressée?

A ce moment, la porte s'ouvre. Les autres gardes paraissent. Antigone se lève, les regarde, regarde le premier garde qui s'est dressé derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important... Il voit le regard d'Antigone. Il gueule pour se donner une contenance.

LE GARDE
Allez! Pas d'histoires!

Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête. Elle s'en va sans un mot vers les autres gardes. Ils sortent tous.

LE CHOEUR, entre soudain.
Là! C'est fini pour Antigone. Maintenant, le tour de Créon approche. Il va falloir qu'ils y passent tous.

LE MESSAGER fait irruption, criant.
La reine? où est la reine?

LE CHOEUR
Que lui veux-tu? Qu'as-tu à lui apprendre?

LE MESSAGER
Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans son trou. On n'avait pas encore fini de rouler les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l'entourent entendent des plaintes qui sortent soudain du tombeau. Chacun se tait et écoute, car ce n'est pas la voix d'Antigone. C'est une plainte nouvelle qui sort des profondeurs du trou... Tous regardent Créon, et lui, qui a deviné le premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou : « Enlevez les pierres! Enlevez les pierres! » Les esclaves se jettent sur les blocs entassés et, parmi eux, le roi suant, dont les mains saignent. Les pierres bougent enfin et le plus mince se glisse dans l'ouverture. Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier d'enfant, et Hémon à genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe. On bouge un bloc encore et Créon peut enfin descendre. On voit ses cheveux blancs dans l'ombre, au fond du trou. Il essaie de relever Hémon, il le supplie. Hémon ne l'entend pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs, et il n'a jamais tant ressemblé au petit garçon d'autrefois, il regarde son père sans rien dire, une minute, et, tout à coup, il lui crache au visage, et tire son épée. Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde avec ses yeux d'enfant, lourds de mépris, et Créon ne peut pas éviter ce regard comme la lame. Hémon regarde ce vieil homme tremblant à l'autre bout de la caverne, et, sans rien dire, il se plonge l'épée dans le ventre et il s'étend contre Antigone, l'embrassant dans une immense flaque rouge.

CREON, entre avec son page.
Je les ai fait coucher l'un près de l'autre, enfin! Ils sont lavés, maintenant, reposés. Ils sont seulement un peu pâles, mais si calmes. Deux amants au lendemain de la première nuit. Ils ont fini, eux.

LE CHOEUR
Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme...

CREON
Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels tricots pour les pauvres. C'est drôle comme les pauvres ont éternellement besoin de tricots. On dirait qu'ils n'ont besoin que de tricots...

LE CHOEUR
Les pauvres de Thèbes auront froid, cet hiver, Créon. En apprenant la mort de son fils, la reine a posé ses aiguilles, sagement, après avoir terminé son rang, posément, comme tout ce qu'elle fait, un peu plus tranquillement peut-être que d'habitude. Et puis elle est passée dans sa chambre, sa chambre à l'odeur de lavande, aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche, pour s'y couper la gorge, Créon. Elle est étendue maintenant sur un des petits lits jumeaux démodés, à la même place où tu l'as vue jeune fille un soir, et avec le même sourire, à peine un peu plus triste. Et s'il n'y avait pas cette large tache rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire qu'elle dort.

CREON
Elle aussi. Ils dorment tous. C'est bien. La journée a été rude. (Un temps. Il dit sourdement) Cela doit être bon de dormir.

LE CHOEUR
Et tu es tout seul maintenant, Créon

CREON
Tout seul, oui. (Un silence. Il pose sa main sur l'épaule de son page.) Petit...

LE PAGE
Monsieur?

CREON
Je vais te dire, à toi. Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera?

LE PAGE
Je ne sais pas, monsieur.

CREON
Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance! Ce qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde d'être grand, toi?

LE PAGE
Oh oui, monsieur!

CREON
Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures. Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures?

LE PAGE
Conseil, monsieur.

CREON
Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller.

Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page.

LE CHOEUR, s'avance.
Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. Mais maintenant, c'est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire - même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C'est fini. Antigone est calmée, maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. Son devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort.

Pendant qu'il parlait, les gardes sont entrés. Ils se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté d'eux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont commencé une partie de cartes.

LE CHOEUR
Il ne reste plus que les gardes. Eux, tout ça, cela leur est égal ; c'est pas leurs oignons. Ils continuent à jouer aux cartes...

Le rideau tombe rapidement pendant que les gardes abattent leurs atouts.


FIN